La San-Felice, Tome 01. Dumas Alexandre
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Le lendemain, elle entra dans son magasin; mais, avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.
Au bout de trois jours, elle savait par coeur le rôle de Juliette; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l'amour et de la poésie; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu, lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise: elle avait reconnu miss Arabell.
Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l'heure à laquelle elle serait rentrée.
La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.
A l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.
La belle courtisane l'attendait; sa fortune était au comble: elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.
Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n'irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.
Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n'eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.
Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d'avoir cette belle créature auprès d'elle? Les ennemis de miss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup – donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.
Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté; ce qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures; elle venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifices des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa physionomie d'une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute: «Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l'imprudence et la bonté.»
La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance de son amie; elle la trouvait si belle, qu'elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction sur l'amiral John Payne.
Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l'amiral: elle obtint ce qu'elle demandait; mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.
Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité d'un météore: l'escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l'horizon, tous ses songes dorés.
Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage Énée. Un des amis de l'amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir dans la position où il l'avait trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant chemin du vice; elle accepta, devint, pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et des danses; mais, la saison finie, oubliée de son second amant, avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une telle misère, qu'elle n'eut plus pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures qui mendient l'amour des passants.
Par bonheur, l'entremetteuse infâme à laquelle elle s'était adressée pour entrer dans le commerce de la dépravation publique, frappée de la distinction et de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de sa maison.
C'était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunesse de Londres la religion matérielle de la beauté.
Emma lui apparut; sa Venus Astarté était trouvée sous les traits de la Vénus pudique.
Il paya cher ce trésor; mais, pour lui, ce trésor n'avait pas de prix; il la coucha sur le lit d'Apollon; il la couvrit d'un voile plus transparent que le filet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux de l'Olympe, et annonça dans tous les journaux qu'il possédait enfin ce spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manqué jusqu'à présent pour faire triompher ses théories.
A cet appel fait à la luxure et à la science, tous les adeptes de cette grande religion de l'amour, qui étend son culte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteur Graham.
Le triomphe fut complet: ni la peinture, ni la sculpture n'avaient jamais produit un semblable chef-d'oeuvre; Apelles et Phidias étaient vaincus.
Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravures qui représentent l'enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses qu'inventa la sensuelle antiquité.
Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune sir Charles Grenville, de l'illustre famille de ce Warwick qu'on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l'éblouissement que lui causait une si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus brillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord; mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien de la reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarant qu'elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre un époux.
Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de devenir l'époux d'Emma Lyonna, dès qu'il aurait atteint sa grande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.
Les