Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8). Gustave Flaubert
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Paris, plus vague que l'Océan, miroitait donc aux yeux d'Emma dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s'agitait en ce tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux distincts. Emma n'en apercevait que deux ou trois, qui lui cachaient tous les autres et représentaient à eux seuls l'humanité complète. Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d'un tapis de velours à crépines d'or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la société des duchesses: on y était pâle; on se levait à quatre heures; les femmes, pauvres anges! portaient du point d'Angleterre au bas de leurs jupons, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer à Bade la saison d'été, et vers la quarantaine enfin épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurants où l'on soupe après minuit, riait à la clarté des bougies la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues comme des rois, pleins d'ambitions idéales et de délires fantastiques. C'était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n'existant pas. Plus les choses d'ailleurs étaient voisines, plus sa pensée s'en détournait. Tout ce qui l'entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l'existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu'au delà s'étendait à perte de vue l'immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l'élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Ne fallait-il pas à l'amour, comme aux plantes indiennes, des terrains préparés, une température particulière? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu'on abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont pleins de loisirs, d'un boudoir à stores de soie, avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée.
Le garçon de la poste, chaque matin, qui venait panser la jument, traversait le corridor avec ses gros sabots; sa blouse avait des trous; ses pieds étaient nus dans des chaussons. C'était là le groom en culotte courte dont il fallait se contenter! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plus de la journée, car Charles, en rentrant, mettait lui-même son cheval à l'écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le pouvait, dans la mangeoire.
Pour remplacer Nastasie (qui partit enfin de Tostes en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de coton, lui apprit qu'il fallait vous parler à la troisième personne, apporter un verre d'eau dans une assiette, frapper aux portes avant d'entrer, et à repasser, à empeser, à l'habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour n'être point renvoyée; et comme Madame, d'habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaque soir, prenait une petite provision de sucre qu'elle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière.
L'après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les postillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement.
Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois boutons d'or. Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans larges, qui s'étalait sur le cou-de-pied. Elle s'était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu'elle n'eût personne à qui écrire; elle époussetait son étagère, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages, ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris.
Charles, à la neige et à la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des saignées, écoutait les râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge sale; mais il trouvait tous les soirs un feu flambant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était pas sa peau qui parfumait sa chemise.
Elle le charmait par quantité de délicatesses; c'était tantôt une manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier, un volant qu'elle changeait à sa robe ou le nom extraordinaire d'un mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles jusqu'au bout avalait avec plaisir. Elle vit, à Rouen, des dames qui portaient à leur montre un paquet de breloques; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu, et quelque temps après un nécessaire d'ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur de son foyer. C'était comme une poussière d'or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie.
Il se portait bien, il avait bonne mine; sa réputation était établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu'il n'était pas fier. Il caressait les enfants, n'entrait jamais au cabaret, et d'ailleurs inspirait la confiance par sa moralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes et les maladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde, Charles, en effet, n'ordonnait que des potions calmantes, de temps à autre de l'émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Ce n'était pas que la chirurgie lui fît peur; il vous saignait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l'extraction des dents une poigne d'enfer.
Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à la Ruche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait un peu après son dîner; mais la chaleur de l'appartement, jointe à la digestion, faisait qu'au bout de cinq minutes, il s'endormait; et il restait là, le menton sur ses deux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu'au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Que n'avait-elle au moins pour mari un de ces hommes d'ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin à soixante ans, quand vient l'âge des rhumatismes, une brochette de croix sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n'avait point d'ambition! Un médecin d'Yvetot, avec qui dernièrement il s'était trouvé en consultation, l'avait humilié quelque peu, au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta le soir cette anecdote, Emma s'emporta bien haut contre le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Mais elle était exaspérée de honte; elle avait envie de le battre, elle alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l'air frais pour se calmer. «Quel pauvre homme! quel pauvre homme!» disait-elle tout bas en se mordant les lèvres.
Elle