Histoires grotesques et sérieuses. Edgar Allan Poe
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«Nous pouvons imaginer qu'elle a raisonné ainsi:
«J'ai rendez-vous avec une certaine personne dans un but de fuite, ou pour certains autres projets connus de moi seule. Il faut écarter toute chance d'être surpris; il faut que nous ayons suffisamment de temps pour déjouer toute poursuite; je donnerai à entendre que je vais rendre visite à ma tante et passer la journée chez elle, rue des Drômes. Je dirai à Saint-Eustache de ne venir me chercher qu'à la nuit; de cette façon, mon absence de la maison, prolongée autant que possible, sans exciter de soupçons ni d'inquiétude, pourra s'expliquer, et je gagnerai plus de temps que par tout autre moyen. Si je prie Saint-Eustache de venir me chercher à la brune, il ne viendra certainement pas auparavant; mais si je néglige tout à fait de le prier de venir, le temps consacré à ma fuite sera diminué, puisque l'on s'attendra à me voir revenir de bonne heure et que mon absence excitera plus tôt l'inquiétude. Or, s'il pouvait entrer dans mon dessein de revenir, si je n'avais en vue qu'une simple promenade avec la personne en question, il ne serait pas de bonne politique de prier Saint-Eustache de venir me chercher; car, en arrivant, il s'apercevrait à coup sûr que je me suis jouée de lui, chose que je pourrais lui cacher à jamais en quittant la maison sans lui notifier mon intention, en revenant avant la nuit et en racontant alors que je suis allée visiter ma tante, rue des Drômes. Mais, comme mon projet est de ne jamais revenir, – du moins avant quelques semaines ou avant que j'aie réussi à cacher certaines choses, – la nécessité de gagner du temps est le seul point dont j'aie à m'inquiéter.»
«Vous avez observé, dans vos notes, que l'opinion générale, relativement à cette triste affaire, est et a été, dès le principe, que la jeune fille a été victime d'une bande de brigands. Or, l'opinion populaire, dans de certaines conditions, n'est pas faite pour être dédaignée. Quand elle se lève d'elle-même, quand elle se manifeste d'une manière strictement spontanée, nous devons la considérer comme un phénomène analogue à cette intuition qui est l'idiosyncrase de l'homme de génie. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, je m'en tiendrais à ses décisions. Mais il est très-important que nous ne découvrions pas de traces palpables d'une suggestion extérieure. L'opinion doit être rigoureusement la pensée personnelle du public; et il est souvent très-difficile de saisir cette distinction et de la maintenir. Dans le cas présent, il me semble, à moi, que cette opinion publique, relative à une bande, a été inspirée par l'événement parallèle et accessoire raconté dans le troisième de mes extraits. Tout Paris est excité par la découverte du cadavre de Marie, une fille jeune, belle et célèbre. Ce cadavre est trouvé portant des marques de violence et flottant sur la rivière. Mais il est maintenant avéré qu'à l'époque même ou vers l'époque où l'on suppose que la jeune fille a été assassinée, un attentat analogue à celui enduré par la défunte, quoique moins énorme, a été consommé, par une bande de jeunes drôles, sur une autre jeune fille. Est-il surprenant que le premier attentat connu ait influencé le jugement populaire relativement à l'autre, encore obscur? Ce jugement attendait une direction, et l'attentat connu semblait l'indiquer avec tant d'opportunité! Marie, elle aussi, a été trouvée dans la rivière; et c'est sur cette même rivière que l'attentat connu a été consommé. La connexion des deux événements avait en elle quelque chose de si palpable, que c'eût été un miracle que le populaire oubliât de l'apprécier et de la saisir. Mais, en fait, l'un des deux attentats, connu pour avoir été accompli de telle façon, est un indice, s'il en fut jamais, que l'autre attentat, commis à une époque presque coïncidente, n'a pas été accompli de la même façon. En vérité, on pourrait regarder comme une merveille que, pendant qu'une bande de scélérats consommait, en un lieu donné, un attentat inouï, il se soit trouvé une autre bande semblable, dans la même localité, dans la même ville, dans les mêmes circonstances, occupée, avec les mêmes moyens et les mêmes procédés, à commettre un crime d'un caractère exactement semblable et précisément à la même époque! Et à quoi, je vous prie, l'opinion, accidentellement suggérée, du populaire nous pousserait-elle à croire, si ce n'est à cette merveilleuse série de coïncidences?
«Avant d'aller plus loin, considérons le théâtre supposé de l'assassinat dans le fourré de la barrière du Roule. Ce bosquet, très-épais, il est vrai, se trouve dans l'extrême voisinage d'une route publique. Dedans, nous dit-on, se trouvent trois ou quatre larges pierres, formant une espèce de siège, avec dossier et tabouret. Sur la pierre supérieure on a découvert un jupon blanc; sur la seconde, une écharpe de soie. Une ombrelle, des gants et un mouchoir de poche ont été également trouvés. Le mouchoir portait le nom: Marie Roget. Des fragments de robe étaient attachés aux ronces environnantes. La terre était piétinée, les buissons enfoncés, et il y avait là toutes les traces d'une lutte violente.
«Malgré l'acclamation dont la presse a salué la découverte de ce fourré, et l'unanimité avec laquelle on a supposé qu'il représentait le théâtre précis du crime, il faut admettre qu'il y avait plus d'une bonne raison pour en douter. Si le véritable théâtre avait été, comme l'insinue le Commercial, dans le voisinage de la rue Pavée-Saint-André, les auteurs du crime, que nous supposerons demeurant encore à Paris, auraient naturellement été frappés de terreur par l'attention publique, si vivement poussée dans la vraie voie; et tout esprit d'une certaine classe aurait senti tout de suite la nécessité de faire une tentative quelconque pour distraire cette attention. Ainsi, le fourré de la barrière du Roule ayant déjà attiré les soupçons, l'idée de placer les objets en question là où ils ont été trouvés a pu être inspirée très-naturellement. Il n'y a pas de preuve réelle, quoi qu'en dise le Soleil, que les objets retrouvés soient restés dans le fourré plus d'un très-petit nombre de jours; pendant qu'il est plus que présumable qu'ils n'auraient pas pu rester là, sans attirer l'attention, durant les vingt jours écoulés entre le dimanche fatal et l'après-midi dans laquelle ils ont été découverts par les petits garçons. «Ils étaient complètement moisis par l'action de la pluie, – dit le Soleil, tirant cette opinion des journaux qui ont parlé avant lui, – et collés ensemble par la moisissure. Le gazon avait poussé tout autour et même les recouvrait partiellement. La soie de l'ombrelle était solide; mais les branches en avaient été refermées; la partie supérieure, là où l'étoffe était double et rempliée, étant toute moisie et pourrie par l'humidité, se déchira aussitôt qu'on l'ouvrit.» Relativement au gazon, ayant poussé tout autour et même recouvrant les objets partiellement, il est évident que le fait ne peut avoir été constaté que d'après les dires résultant eux-mêmes des souvenirs des deux petits garçons; car ces enfants enlevèrent les objets et les portèrent à la maison avant qu'ils eussent été vus par une troisième personne. Mais le gazon croît, particulièrement dans une température chaude et humide (comme celle qui régnait à l'époque du meurtre), d'une hauteur de deux ou trois pouces en un seul jour. Une ombrelle posée sur un terrain récemment gazonné peut, en une seule semaine, être complètement cachée par l'herbe soudainement grandie. Et quant à cette moisissure sur laquelle l'éditeur du Soleil insiste si opiniâtrement, qu'il n'emploie pas le mot moins de trois fois dans le très-court paragraphe cité, ignore-t-il réellement la nature de cette moisissure? Faut-il lui apprendre que c'est une de ces nombreuses classes de fungus, dont le caractère