Le Piccinino. Жорж Санд

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Le Piccinino - Жорж Санд

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qu'il faut que je m'éloigne d'un pays où la popularité de mon père rendrait ce divorce plus choquant pour les autres et plus douloureux pour moi-même que partout ailleurs. J'y suis venu remplir un devoir, expier des égarements; mais quand ma tâche sera remplie, il faut que je retourne à Rome, et que, de là, je parcoure le monde sous le déguisement peut-être anticipé d'un homme libre. Si je ne le fais point, adieu tout mon avenir; j'y puis renoncer dès aujourd'hui.

      – «Oui! oui! je comprends, reprit Magnani, il faut s'affranchir à tout prix. Le travail du journalier c'est le servage; l'œuvre de l'artiste c'est le titre d'homme. Tu as raison, Michel, c'est ton droit, par conséquent ton devoir et ta destinée. Mais qu'elle est sombre et cruelle la destinée des hommes intelligent! Quoi, répudier sa famille, quitter sa terre natale, jouer une sorte de comédie pour se faire accepter des étrangers, prendre le masque pour recevoir la couronne, entrer en guerre contre les pauvres qui vous condamnent et les riches qui vous admettent à peine! C'est affreux, cela! c'est à dégoûter de la gloire! Qu'est-ce donc que la gloire pour qu'on l'achète à ce prix?

      – «La gloire, comme on l'entend dans le sens vulgaire, n'est rien en effet, mon ami, répondit Michel avec feu, si ce n'est rien de plus que le petit bruit qu'un homme peut faire dans le monde. Honte à celui qui trahit son sang et brise ses affections pour satisfaire sa vanité! Mais la gloire, telle que je la conçois, ce n'est pas cela! C'est la manifestation et le développement du génie qu'on porte en soi. Faute de trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques sévères, et même des détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les avantages, de recevoir tous les conseils et de subir toutes les persécutions que soulève la renommée, le génie s'éteint dans le découragement, l'apathie, le doute ou l'ignorance de soi-même. Grâce à tous les triomphes, à tous les combats, à toutes les blessures qui nous attendent dans une haute carrière, nous arrivons à faire de nos forces le plus magnifique usage possible, et à laisser, dans le monde de la pensée, une trace puissante, ineffaçable, à jamais féconde. Ah! celui qui aime vraiment son art veut la gloire de ses œuvres, non pas pour que son nom vive, mais pour que l'art ne meure point. Et que m'importerait de n'avoir pas les lauriers de mon patron Michel-Ange, si je laissais à la postérité une œuvre anonyme comparable à celle du Jugement dernier! Faire parler de soi est plus souvent un martyre qu'un enivrement. L'artiste sérieux cherche ce martyre et l'endure avec patience. Il sait que c'est la dure condition de son succès; et son succès, ce n'est pas d'être applaudi et compris de tous, c'est de produire et de laisser quelque chose en quoi il ait foi lui-même. Mais qu'as-tu, Magnani? tu es triste et ne m'écoutes plus?»

      XIII.

      AGATHE

      «Je t'écoute, Michel, je t'écoute beaucoup, au contraire, répondit Magnani, et je suis triste parce que je sens la force de ton raisonnement. Tu n'es pas le premier avec lequel je cause de ces choses-là: j'ai déjà connu plus d'un jeune ouvrier qui aspirait à quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste; et, il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs augmente. Quiconque se sent de l'intelligence parmi nous se sent aussitôt de l'ambition, et jusqu'ici, j'ai combattu avec force ces velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu'ils étaient, m'ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de famille, aux habitudes de caste; et mon cœur a goûté cette morale sévère et simple. Voilà pourquoi j'ai résolu, en brisant parfois mon propre élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession; voilà pourquoi aussi j'ai rudement tancé l'amour-propre de mes jeunes camarades aussitôt que je l'ai vu poindre; voilà pourquoi mes premières paroles de sympathie et d'intérêt pour toi ont été des avertissements et des reproches.

      «Il me semble que jusqu'à toi j'ai eu raison, parce que les autres étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible, parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l'art sous des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse de sa mission, que je n'ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j'ai brisé le mien pour rester obscur… Et pourtant ma conscience n'est pas satisfaite de cette solution. Cette solution ne m'en paraît pas une. Voyons, Michel, tu es plus savant que moi; dis moi qui de nous deux a tort devant Dieu.

      – Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je crois qu'à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l'âme du peuple, chez toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée: mais l'idée que je porte en moi est grande et vraie: elle est aussi sacrée, dans son élan vers le combat, que l'est ton sentiment dans sa loi de renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit. Tolère-moi, Magnani, car moi, je te respecte, et l'idéal de chacun de nous est incomplet s'il ne se complète par celui de l'autre.

      – Oui, tu parles de choses abstraites, reprit Magnani tout pensif, je crois te comprendre; mais dans le fait, la question n'est pas tranchée. Le monde actuel se débat entre deux écueils, la résignation et la lutte. Par amour pour ma race, je voudrais souffrir et protester avec elle. Par le même motif peut-être, tu veux combattre et triompher en son nom. Ces deux moyens d'être homme semblent s'exclure et se condamner mutuellement. Qui doit prévaloir devant la justice divine, du sentiment ou de l'idée? Tu l'as dit: «Tous deux!» Mais sur la terre, où les hommes ne se gouvernent point par des lois divines, où trouver l'accord possible de ces deux termes? Je le cherche en vain!

      – Mais à quoi bon le chercher? dit Michel, il n'existe pas sur la terre à l'heure qu'il est. Le peuple peut s'affranchir et s'illustrer en masse par les glorieux combats, par les bonnes mœurs, par les vertus civiques, mais individuellement, chaque homme du peuple a une destinée particulière: à celui qui se sent né pour toucher les cœurs, de vivre fraternellement avec les simples; à celui qui se sent appelé à éclairer les esprits, de chercher la lumière, fût-ce dans la solitude, fût-ce parmi les ennemis de sa race. Les grands maîtres de l'art ont travaillé matériellement pour les riches, mais moralement pour tous les hommes, car le dernier des pauvres peut puiser dans leurs œuvres le sentiment et la révélation du beau. Que chacun suive donc son inspiration et obéisse aux vues mystérieuses de la Providence à son égard! Mon père aime à chanter de généreux refrains dans les tavernes; il y électrise ses compagnons; ses récits, sur un banc, au coin de la rue, sa gaieté et son ardeur au chantier, dans le travail en commun, font grandir tous ceux qui le voient et l'entendent. Le ciel l'a doué d'une action immédiate, par les moyens les plus simples, sur la fibre vitale de ses frères, l'enthousiasme dans le labeur, l'expansion dans le repos. Moi, j'ai le goût des temples solitaires, des vieux palais riches et sombres, des antiques chefs-d'œuvre, de la rêverie chercheuse, des jouissances épurées de l'art. La société des patriciens ne m'alarme pas. Je les trouve trop dégénérés pour les craindre; leurs noms sont à mes yeux une poésie qui les relève à l'état de figures, d'ombres si tu veux, et j'aime à passer en souriant parmi ces ombres qui ne me font point peur. J'aime les morts; je vis avec le passé; et c'est par lui que j'ai la notion de l'avenir; mais je t'avoue que je n'ai guère celle du présent, que le moment précis où j'existe n'existe pas pour moi, parce que je vais toujours fouillant en arrière, et poussant en avant toutes les choses réelles. C'est ainsi que je les transforme et les idéalise. Tu vois bien que je ne servirais pas aux mêmes fins que mon père et toi, si j'employais les mêmes moyens. Ils ne sont pas en moi.

      «Michel, dit Magnani en se frappant le front, tu l'emportes! Il faut bien que je t'absolve, et que je te délivre de mes remontrances! Mais je souffre, vois-tu, je souffre beaucoup! Tes paroles me font un grand mal!

      – Et pourquoi donc, cher Magnani?

      – C'est mon secret, et pourtant je veux te le dire sans en

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