Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд

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qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter pour s'élancer blanche et nue dans son bain parfumé; ou plutôt à un sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d'agiter les rames comme les ailes d'un oiseau des mers, et de t'emporter dans ta gondole comme une blanche Léda sur le dos brun d'un cygne sauvage… Va, romanesque fille, passe et chante; mais sache que la brise soulève les plis de ta mantille de dentelle noire, et que cette rose, mystérieusement cachée dans tes cheveux par la main de ton amant, va s'effeuiller si tu n'y prends garde. Ainsi s'envole l'amour, Beppa, quand on le croit bien gardé dans le cœur de celui qu'on aime. – Adieu, maussade, me cria-t-elle; je te fais le plaisir de te quitter; mais, pour te punir, je chanterai en dialecte, et tu n'y comprendras rien. – Je souris de cette prétention de Beppa d'ériger son patois en langue inintelligible à des oreilles françaises. J'écoutai la barcarolle, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu'il me semble, pour la bouche des enfants.

      Coi pensieri malinconici

      No te star a tormentar.

      Vien con mi, montemo in gondola,

      Andremo in mezo al mar.

      Pasaremo i porti e l'isole

      Che contorna la cità:

      El sol more senza nuvole

      E la luna nascarà.

      Co, spandemlo el lume palido

      Sera l'aqua inarzentada,

      La se specia e la se cocola

      Como dona inamorada.

      Sta baveta che te zogola

      Sui caveli inbovolai,

      No xe torbia della polvere

      Dele rode e dei cavai.

      Sto remeto che ne dondola

      Insordirne no se sente

      Come i sciochi de la scuria,

      Come i urli de la zente.

      Ti xe bella, ti xe zovene,

      Ti xe fresca come un flor;

      Vien per tuti le so lagreme,

      Ridi adeso e fa l'amor.

      In conchiglia i greci, Venere,

      Se sognava un altro di;

      Forse, visto i aveva in gondola

      Una bela come ti.

      La nuit était si calme et l'eau si sonore, que j'entendis la dernière strophe distinctement, quoique les sons n'arrivassent plus à mon oreille que comme l'adieu mystérieux d'une âme perdue dans l'espace. Quand je n'entendis plus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m'en consolai en me disant que, si j'y étais allé, je serais déjà en train de m'en repentir.

      Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable, tout porte au spleen, tout tourne au suicide; et il n'y a rien de plus triste au monde, et surtout de plus ridicule, qu'un pauvre diable qui tourne autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des semaines et des années, comme l'homme de Shakspeare avec la vengeance. Les gens s'en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier comme les spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le ballon. – Il sautera! Il ne sautera pas! Les hommes ont raison de rire au nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter, qui ne veut pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l'accepter comme elle est. Ils le punissent ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et qu'il avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu de souffrances et de déboires pour amener à ce point de préoccupation inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.

      Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habitude, soit par accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour éviter l'irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls au bord de l'eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche, pendant un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la ténacité de leur mauvaise humeur.

      Je rentrai à minuit, et je trouvai Pierre et Beppa qui chantaient dans la galerie; c'est Giulio qui a décoré l'antichambre de ce titre pompeux, en attachant aux murailles quatre paysages peints à l'huile, où le ciel est vert, l'eau rousse, les arbres bleus, et la terre couleur de rose. Le docteur prétend faire sa fortune en les vendant à quelque Anglais imbécile, et Giulio prétend faire inscrire le nom de notre palais dans la nouvelle édition du Guide du voyageur à Venise. Pour s'inspirer, sans doute, de la vue des bois et des montagnes, le docteur a fait placer le petit piano qui lui sert à improviser, sous le plus enfumé de ces paysages. Les heures où le docteur improvise sont les plus béates de notre journée à tous. Beppa s'assied au piano et exécute lentement avec une main un petit thème musical qui sert à l'improvisateur pour suivre son rhythme lyrique, et ainsi éclosent, dans une matinée, des myriades de strophes pendant lesquelles je m'endors profondément dans le hamac; Giulio roule à cheval sur la rampe du balcon, au grand risque de tomber dans quelque barque et de se réveiller à Chioggia ou à Palestrine. Beppa elle-même laisse ses grands cils noirs s'abaisser sur ses joues pâles, et sa main continue l'action mécanique du doigter, tandis que son imagination fait quelque rêve d'amour à travers les nuages du sommeil, et que le chat, roulé en pelote sur les cahiers de musique, exhale de temps en temps un miaulement plein d'ennui et de mélancolie.

      Ce soir-là, Beppa était seule avec Pierre et Vespasiano (c'est le nom du chat). – Miracle, docteur! dis-je en entrant; comment as-tu fait pour veiller si tard? – Nous étions inquiets, me dit-il d'un ton grondeur, tandis que sa dernière rime expirait encore amorosa sur ses lèvres, et vous savez que nous ne dormons pas quand vous n'êtes pas rentré. – Ah çà, mes amis, répondis-je, votre tendresse est une persécution. Me voilà obligé d'avoir des remords de votre insomnie, quand j'ai cru faire la promenade la plus innocente du monde. – Mon cher enfant, me dit Beppa en me prenant les mains, nous avons une prière à te faire. – Qui est-ce qui pourrait te refuser quelque chose, Beppa? Parle. – Donne-moi ta parole d'honneur de ne plus sortir seul après la nuit tombée. – Voilà encore tes folles sollicitudes, ma Beppa; tu me traites comme un enfant de quatre ans, quand je suis plus vieux que ton grand-père. – Tu es environné de dangers, me dit Beppa avec ce petit ton de déclamation sentimentale qui lui sied si bien; celle qui te poursuit est capable de tout. Si tu aimes un peu la vie à cause de nous, Zorzi, enferme-toi à la maison ou quitte le pays pour quelque temps.

      – Docteur, répondis-je, je te prie de tâter le pouls de notre Beppa. Certainement elle a la fièvre et un peu de délire.

      – Beppa s'exagère le danger, dit-il; d'ailleurs ce danger, quel qu'il fût, ne saurait commander à un homme une chose aussi ridicule que de fuir devant la colère d'une femme. Pourtant il ne faut pas trop rire, dans ce pays-ci, de certaines menaces de vengeance, et il serait prudent de ne pas courir seul à des heures indues et par les quartiers les plus déserts et les plus dangereux de Venise.

      – Dangereux! lui dis-je en haussant les épaules; allons, voilà de la prétention. Mes pauvres amis! vous vous battez les flancs pour soutenir l'antique réputation de votre patrie; mais vous avez beau faire, vous n'êtes plus rien, pas même assassins! Vous n'avez pas une femme capable de toucher à un poignard sans tomber évanouie ni plus ni moins qu'une petite-maîtresse parisienne, et vous chercheriez longtemps avant de trouver un bravo pour seconder un projet de meurtre, eussiez-vous à lui offrir tout le trésor de Saint-Marc en récompense.

      Le docteur fit un petit mouvement du doigt par lequel les Vénitiens expriment beaucoup de choses, et qui piqua ma curiosité. – Voyons, lui dis-je, qu'avez-vous à répondre? – Je réponds,

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