Paris. Emile Zola

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Paris - Emile Zola

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de nouveau bas et très vite, bouche à bouche, tout à la violence dont leurs yeux brûlaient. Mais ils entendirent le bruit des pas, ils reconnurent l'abbé; et, soudainement froids et calmes, sans ajouter un mot, ils échangèrent une rude poignée de main. Victor remonta vers Montmartre. Salvat hésita, de l'air d'un homme qui consulte le destin. Puis, allant au hasard farouche, redressant sa taille maigre de travailleur las et affamé, il tourna dans la rue Marcadet, marcha vers Paris, son sac à outils sous le bras.

      Un instant, Pierre eut l'envie de courir, de lui crier que sa fillette le rappelait, en haut. Mais le même malaise l'avait repris, de la discrétion, de la peur, la sourde certitude que rien n'arrêterait la destinée. Et lui-même n'était plus calme, n'avait plus sa détresse glacée et désespérée du matin. En se retrouvant dans le brouillard frissonnant de la rue, il sentit sa fièvre, la flamme de charité que la vue de l'effroyable misère, toujours renaissante, venait de rallumer en lui. Non, non! c'était trop de souffrance, il voulait lutter encore, sauver Laveuve, rendre un peu de joie à tant de pauvres gens. L'expérience nouvelle se posait avec ce Paris qu'il avait vu si voilé de cendre, si mystérieux et si troublant, sous la menace de l'inévitable justice. Et il rêvait d'un grand soleil de santé et de fécondité, qui ferait de la ville l'immense champ de fertile moisson, où pousserait le monde meilleur de demain.

      II

      Il y avait, ce matin-là, comme presque tous les jours, déjeuner intime chez les Duvillard, quelques amis qui s'invitaient plus qu'on ne les invitait. Et, dans la glaciale journée de dégel et de brume, le royal hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, près du boulevard de la Madeleine, était fleuri des fleurs les plus rares, la passion de la baronne, qui changeait les hautes pièces somptueuses, encombrées de merveilles, en serres tièdes et odorantes, où le triste jour blême de Paris devenait une caresse d'une infinie douceur.

      Les grands appartements de réception étaient au rez-de-chaussée, sur la vaste cour, précédés d'un petit jardin d'hiver qui servait de vestibule vitré, et dans lequel deux laquais en livrée gros vert et or se tenaient constamment. Une célèbre galerie de tableaux, évaluée à des millions, occupait tout le côté nord. Et l'escalier d'honneur, d'une richesse également fameuse, montait à l'appartement occupé d'habitude par la famille, un grand salon rouge, un petit salon bleu et argent, un cabinet de travail aux murs recouverts de vieux cuirs, une salle à manger tendue de vert pâle, meublée à l'anglaise, sans compter les chambres à coucher, ni les cabinets de toilette. L'hôtel, bâti sous Louis XIV, avait gardé toute une grandeur de noblesse, comme conquis et asservi au goût jouisseur de la bourgeoisie triomphante, régnant depuis un siècle par la toute-puissance nouvelle de l'argent.

      Midi n'était pas sonné, le baron Duvillard se trouva, contre son habitude, être le premier, en avance, dans le petit salon bleu et argent. C'était un homme de soixante ans, grand et solide, au nez fort, aux joues épaisses, à la bouche large, charnue, avec des dents de loup restées belles. Mais il était devenu chauve de bonne heure, il teignait ses rares cheveux, il se rasait complètement, depuis que sa barbe avait blanchi. Ses yeux gris disaient son audace, son rire sonnait sa conquête. Et toute sa face exprimait la possession de cette conquête, la royauté du maître sans scrupule, qui usait et abusait du pouvoir volé et gardé par sa caste.

      Il fit quelques pas, s'arrêta devant une merveilleuse corbeille d'orchidées, près de la fenêtre. Sur la cheminée, sur la table, des touffes de violettes embaumaient; et il vint s'asseoir, s'allonger au fond d'un des fauteuils de satin bleu, lamé d'argent, dans l'assoupissement de ce parfum, du grand silence chaud qui semblait tomber des tentures. Il avait tiré un journal de sa poche, il se mit à relire un article, tandis que l'hôtel entier, autour de lui, évoquait sa fortune immense, son pouvoir devenu souverain, toute l'histoire du siècle qui avait fait de lui le maître. Son grand-père, Jérôme Duvillard, fils d'un petit avocat du Poitou, était venu à Paris, comme clerc de notaire, en 1788, à l'âge de dix-huit ans; et, très âpre, intelligent, affamé, il avait gagné les trois premiers millions, d'abord dans l'agio sur les biens nationaux, plus tard comme fournisseur des armées impériales. Son père, Grégoire Duvillard, le fils de Jérôme, né en 1805, le véritable grand homme de la famille, celui qui avait régné le premier rue Godot-de-Mauroy, après que le roi Louis-Philippe lui eut concédé le titre de baron, restait un des héros de la finance moderne par ses gains scandaleux sous la monarchie de Juillet et sous le second empire, dans tous les vols célèbres des spéculations, les mines, les chemins de fer, Suez. Et lui, Henri, né en 1836, ne s'était mis sérieusement aux affaires qu'à trente-cinq ans, au lendemain de la guerre, à la mort du baron Grégoire, mais avec une telle rage d'appétit, qu'il avait encore doublé la fortune en un quart de siècle. Il était le pourrisseur, le dévorateur, corrompant, engloutissant tout ce qu'il touchait; et il était le tentateur aussi, l'acheteur des consciences à vendre, ayant compris les temps nouveaux, en face de la démocratie à son tour affamée et impatiente. Inférieur à son père et à son grand-père, ayant la tare du jouisseur, moins de la conquête, et plus de la curée; mais un terrible homme tout de même, un triomphateur gras, opérant à coup sûr, ramenant des millions à chaque coup de râteau, traitant de plain-pied avec les gouvernements, pouvant mettre, sinon la France, du moins un ministère dans sa poche. En un siècle d'histoire, en trois générations, la royauté s'était incarnée en lui, déjà menacée, ébranlée par la tempête de demain. Et la figure, par moments, grandissait, débordait, devenait la bourgeoisie elle-même, qui, dans le partage de 89, a tout pris, qui s'est engraissé de tout, aux dépens du quatrième Etat, et qui ne veut rien rendre.

      L'article que le baron relisait, dans un journal à un sou, l'intéressait. La Voix du Peuple était une feuille de vacarme qui, sous le prétexte de défendre la justice et la morale outragées, lançait chaque matin un scandale nouveau, dans l'espoir de faire monter son tirage. Et, ce matin-là, en gros caractères, s'y étalait ce titre: l'Affaire des Chemins de fer africains, un pot-de-vin de cinq millions, deux ministres vendus, trente députés et sénateurs compromis. Puis, dans un article, d'une violence odieuse, le rédacteur en chef, le fameux Sanier, annonçait qu'il possédait et qu'il publierait la liste des trente-deux parlementaires, dont le baron Duvillard avait acheté les voix, lors du vote des Chambres sur les Chemins de fer africains. Toute une histoire romanesque se mêlait à cela, les aventures d'un certain Hunter, que le baron avait employé comme rabatteur, et qui était en fuite. Très calme, le baron reprenait les phrases, pesait chaque mot; et, bien qu'il fût seul, il haussa les épaules, en parlant à voix haute, dans la tranquille certitude d'un homme qui est couvert, trop puissant pour être inquiété.

      – L'imbécile! il en sait encore moins qu'il n'en dit!

      Mais, justement, un premier convive arrivait, un garçon de trente-quatre ans à peine, mis élégamment, joli homme brun, aux yeux rieurs, au nez fin, la barbe et les cheveux frisés, avec quelque chose d'étourdi, d'envolé dans l'allure, l'air d'un oiseau. Ce matin-là, par exception, il paraissait nerveux, inquiet, le sourire effaré.

      – Ah! c'est vous, Dutheil, dit le baron en se levant. Vous avez lu?

      Et il lui montra la Voix du Peuple, qu'il repliait, pour la remettre dans sa poche.

      – Mais oui, j'ai lu. C'est insensé!.. Comment Sanier a-t-il pu avoir la liste des noms? Il y a donc eu quelque traître?

      Le baron le regardait paisiblement, amusé de son angoisse secrète. Fils d'un notaire d'Angoulême, presque pauvre et très honnête, envoyé par cette ville à Paris comme député, fort jeune encore, grâce au bon renom de son père, il y faisait la fête, il avait repris sa vie de paresse et de plaisir d'autrefois, quand il y était étudiant; mais son aimable garçonnière de la rue de Surêne, ses succès de joli homme dans le tourbillon de femmes où il vivait, lui coûtaient gros; et, gaiement, sans le moindre sens moral, il avait glissé déjà à tous les compromis, à toutes les déchéances, en homme léger et supérieur, en charmant garçon inconscient qui ne donnait aucune importance à ces sortes de vétilles.

      – Bah!

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