Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13). Жорж Санд
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J'étais pourtant blessée au cœur du mépris que mon cher Montaigne faisait de mon sexe quand il disait: «A dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conférence et communication nourrisse de cette sainte cousture: ny leur âme ne semble assez ferme pour soustenir restreinte d'un nœud si pressé et si durable.»
En méditant Montaigne dans le jardin d'Ormesson, je m'étais souvent sentie humiliée d'être femme, et j'avoue que, dans toute lecture d'enseignement philosophique, même dans les livres saints, cette infériorité morale attribuée à la femme a révolté mon jeune orgueil. «Mais cela est faux! m'écriai-je; cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c'est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi: faites qu'ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du Créateur.»
Puis, m'interrogeant moi-même et me rendant bien compte des alternatives de langueur et d'énergie, c'est-à-dire de l'irrégularité de mon organisation essentiellement féminine, je voyais bien qu'une éducation rendue un peu différente de celle des autres femmes par des circonstances fortuites avait modifié mon être; que mes petits os s'étaient endurcis à la fatigue, ou bien que ma volonté développée par les théories stoïciennes de Deschartres d'une part, et les mortifications chrétiennes de l'autre, s'était habituée à dominer souvent les défaillances de la nature. Je sentais bien aussi que la stupide vanité des parures, pas plus que l'impur désir de plaire à tous les hommes, n'avaient de prise sur mon esprit formé au mépris de ces choses par les leçons et les exemples de ma grand'mère. Je n'étais donc pas tout à fait une femme comme celles que censurent et raillent les moralistes; j'avais dans l'âme l'enthousiasme du beau, la soif du vrai, et pourtant j'étais bien une femme comme toutes les autres, souffreteuse, nerveuse, dominée par l'imagination, puérilement accessible aux attendrissemens et aux inquiétudes de la maternité. Cela devait-il me reléguer à un rang secondaire dans la création et dans la famille? Cela étant réglé par la société, j'avais encore la force de m'y soumettre patiemment ou gaîment. Quel homme m'eût donné l'exemple de ce secret héroïsme qui n'avait que Dieu pour confident des protestations de la dignité méconnue?
Que la femme soit différente de l'homme, que le cœur et l'esprit aient un sexe, je n'en doute pas. Le contraire fera toujours exception même en supposant que notre éducation fasse les progrès nécessaires (je ne la voudrais pas semblable à celle des hommes), la femme sera toujours plus artiste et plus poète dans sa vie, l'homme le sera toujours plus dans son œuvre. Mais cette différence, essentielle pour l'harmonie des choses et pour les charmes les plus élevés de l'amour, doit-elle constituer une infériorité morale? Je ne parle pas ici socialisme: au temps où cette question fondamentale commença à me préoccuper, je ne savais ce que c'était que le socialisme. Je dirai plus tard en quoi et pourquoi mon esprit s'est refusé à le suivre sur la voie de prétendu affranchissement où certaines opinions ont fait dévier, selon moi, la théorie des véritables instincts et des nobles destinées de la femme: mais je philosophais dans le secret de ma pensée, et je ne voyais pas que la vraie philosophie fût trop grande dame pour nous admettre à l'égalité dans son estime, comme le vrai Dieu nous y admet dans les promesses du ciel.
J'allais donc nourrissant le rêve des mâles vertus auxquelles les femmes peuvent s'élever, et à toute heure j'interrogeais mon âme avec une naïve curiosité pour savoir si elle avait la puissance de son aspiration, et si la droiture, le désintéressement, la discrétion, la persévérance dans le travail, toutes les forces enfin que l'homme s'attribue exclusivement étaient interdites en pratique à un cœur qui en acceptait ardemment et passionnément le précepte. Je ne me sentais ni perfide, ni vaine, ni bavarde, ni paresseuse, et je me demandais pourquoi Montaigne ne m'eût pas aimée et respectée à l'égal d'un frère, à l'égal de son cher de la Béotie.
En méditant aussi ce passage sur l'absorption rêvée par lui, mais par lui déclarée impossible, de l'être tout entier dans l'amor amicitiæ, entre l'homme et la femme, je crus avec lui longtemps que les transports et les jalousies de l'amour étaient inconciliables avec la divine sérénité de l'amitié, et, à l'époque où j'ai connu Rollinat, je cherchais l'amitié sans l'amour comme un refuge et un sanctuaire où je pusse oublier l'existence de toute affection orageuse et navrante. De douces et fraternelles amitiés m'entouraient déjà de sollicitudes et de dévouemens dont je ne méconnaissais pas le prix: mais, par une combinaison sans doute fortuite de circonstances, aucun de mes anciens amis, homme ou femme, n'était précisément d'âge à me bien connaître et à me bien comprendre, les uns pour être trop jeunes, les autres pour être trop vieux. Rollinat, plus jeune que moi de quelques années, ne se trouva pas différent de moi pour cela. Une fatigue extrême de la vie l'avait déjà placé à un point de vue de désespérance, tandis qu'un enthousiasme invincible pour l'idéal le conservait vivant et agité sous le poids de la résignation absolue aux choses extérieures. Le contraste de cette vie intense, brûlant sous la glace, ou plutôt sous sa propre cendre, répondait à ma propre situation, et nous fûmes étonnés de n'avoir qu'à regarder chacun en soi-même pour nous connaître à l'état philosophique. Les habitudes de la vie étaient autres à la surface; mais il y avait une ressemblance d'organisation qui rendit notre mutuel commerce aussi facile dès l'abord que s'il eût été fondé sur l'habitude: même manie d'analyse, même scrupule de jugement allant jusqu'à l'indécision, même besoin de la notion du souverain bien, même absence de la plupart des passions et des appétits qui gouvernent ou accidentent la vie de la plupart des hommes; par conséquent, même rêverie incessante, mêmes accablemens profonds, mêmes gaîtés soudaines, même innocence de cœur, même incapacité d'ambition, mêmes paresses princières de la fantaisie aux momens dont les autres profitent pour mener à bien leur gloire et leur fortune, même satisfaction triomphante à l'idée de se croiser les bras devant toute chose réputée sérieuse qui nous paraissait frivole et en dehors des devoirs admis par nous comme sérieux; enfin mêmes qualités ou mêmes défauts, mêmes sommeils et mêmes réveils de la volonté.
Le devoir nous a jetés cependant tout entiers dans le travail, pieds et poings liés, et nous y sommes restés avec une persistance invincible, cloués par ces devoirs acceptés sans discussion. D'autres caractères, plus brillans et plus actifs en apparence, m'ont souvent prêché le courage. Rollinat ne m'a jamais prêché que d'exemple, sans se douter même de la valeur et de l'effet de cet exemple. Avec lui et pour lui, je fis le code de la véritable et saine amitié, d'une amitié à la Montaigne, toute de choix, d'élection et de perfection. Cela ressembla d'abord à une convention romanesque, et cela a duré vingt-cinq ans, sans que la sainte cousture des âmes se soit relâchée un seul instant, sans qu'un doute ait effleuré la foi absolue que nous avons l'un dans l'autre, sans qu'une exigence, une préoccupation personnelle ait rappelé à l'un ou à l'autre qu'il était un être à part, une existence différente de l'âme unique en deux personnes.
D'autres attachemens ont pris cependant la vie tout entière de chacun de nous, des affections plus complètes, en égard aux lois de la vie réelle, mais qui n'ont rien ôté à l'union tout immatérielle de nos cœurs. Rien dans cette union paisible et pour ainsi dire paradisiaque ne pouvait rendre jalouses ou inquiètes les âmes associées à notre existence plus intime. L'être que l'un de nous préférait à tous les autres devenait aussitôt cher et sacré à l'autre, et sa plus douce société. Enfin, cette amitié est restée digne des plus beaux romans de la chevalerie. Bien qu'elle n'ait jamais rien posé; elle en a, elle en aura toujours la grandeur en nous-mêmes, et ce pacte de deux cerveaux enthousiastes a pris toute la consistance d'une certitude religieuse. Fondée sur l'estime, dans le principe, elle a passé dans les entrailles à ce point de n'avoir plus besoin d'estime mutuelle, et s'il était possible que l'un de nous deux arrivât à l'aberration de quelque vice ou de quelque crime, il pourrait se dire encore qu'il existe sur la terre une âme pure et saine qui ne se détacherait pas