Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal

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Vie de Henri Brulard, tome 2 - Stendhal

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fameux Jacobin, grand et intrépide chasseur, et qui savait les mathématiques bien mieux que MM. Dupuy et Chabert, mais qui n'en faisait pas métier. Seulement, comme il était fort peu riche, il avait donné des leçons à cet esprit faux, Anglès (depuis comte et préfet de police, enrichi par Louis XVIII à l'époque des emprunts).

      Mais j'étais timide, comment oser l'aborder? Mais ensuite, ses leçons étant horriblement chères, douze sous par leçon, comment payer? (Ce prix me paraît trop ridicule; c'était peut-être vingt-quatre ou quarante sous.)

      Je contai tout cela avec plénitude de cœur à ma bonne tante Elisabeth, qui peut-être alors avait quatre-vingts ans, mais son excellent cœur et sa meilleure tête, s'il est possible, n'avaient que trente ans. Généreusement elle me donna beaucoup d'écus de six francs. Mais ce n'était pas l'argent qui devait coûter à cette âme109: remplie de l'orgueil le plus juste et le plus délicat, il fallait que je prisse ces leçons en cachette de mon père; et à quels reproches légitimes ne s'exposait-elle pas?

      Séraphie vivait-elle encore? Je ne répondrais pas du contraire. Cependant, j'étais bien enfant à la mort de ma tante Séraphie, car, en apprenant sa mort dans la cuisine, vis-à-vis de l'armoire de Marion110, je me jetai à genoux pour remercier Dieu d'une si grande délivrance.

      Cet événement, les écus donnés si noblement par ma tante Elisabeth pour me faire prendre en secret des leçons de cet affreux jacobin, m'a empêché à tout jamais d'être un coquin. Voir un homme sur le modèle des Grecs et des Romains, et vouloir mourir plutôt que de n'être pas comme lui, ne fut qu'un moment: punto (Non sia che un punto (Alfieri)111.

      Je ne sais comment moi, si timide, je me rapprochai de M. Gros. (La fresque est tombée en cet endroit, et je ne serais qu'un plat romancier, comme Don Rugiero Caetani, si j'entreprenais d'y suppléer. Allusion aux fresques du Campo-Santo de Pise et à leur état actuel.)

      Sans savoir comment j'y suis arrivé, je me vois dans la petite chambre que Gros occupait à Saint-Laurent, le quartier le plus ancien et le plus pauvre de la ville. C'est une longue et étroite rue, serrée entre la montagne et la rivière. Je n'entrai pas seul dans cette petite chambre, mais quel était mon compagnon d'étude? Etait-ce Cheminade? Là-dessus, oubli le plus complet, toute l'attention de l'âme était apparemment pour Gros. (Ce grand homme est mort depuis si longtemps que je crois pouvoir lui ôter le Monsieur112.)

      C'était un jeune homme d'un blond foncé, fort actif, mais fort gras, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-six ans; ses cheveux étaient extrêmement bouclés et assez longs, il était vêtu d'une redingote113 et nous dit:

      «Citoyens114, par où commençons-nous? Il faudrait savoir ce que vous savez déjà.

      – Mais nous savons les équations du second degré.»

      Et, en homme de sens, il se mit à nous montrer ces équations, c'est-à-dire la formation d'un carré de a + b, par exemple, qu'il nous fit élever à la seconde puissance: a2 + 2 ab + b2, la supposition que le premier membre de l'équation était un commencement de carré, le complément de ce carré, etc.

      C'étaient les cieux ouverts pour nous, ou du moins pour moi. Je voyais enfin le pourquoi des choses, ce n'était plus une recette d'apothicaire tombée du ciel pour résoudre les équations.

      J'avais un plaisir vif, analogue à celui de lire un roman entraînant. Il faut avouer que tout ce que Gros nous dit sur les équations du second degré était à peu près dans l'ignoble Bezout, mais là notre œil ne daignait pas le voir. Cela était si platement exposé que je ne me donnais la peine d'y faire attention.

      A la troisième ou quatrième leçon, nous passâmes aux équations du troisième degré, et là Gros fut entièrement neuf. Il me semble qu'il nous transportait d'emblée à la frontière de la science et vis-à-vis la difficulté à vaincre, ou devant le voile qu'il s'agissait de soulever. Par exemple, il nous montrait l'une après l'autre les diverses manières de résoudre les équations du troisième degré, quels avaient été les premiers essais de Cardan115, peut-être ensuite les progrès, et enfin la méthode présente116.

      Nous fûmes fort étonnés qu'il ne nous fît pas démontrer la même proposition l'un après l'autre. Dès qu'une chose était bien comprise, il passait à une autre.

      Sans que Gros fût le moins du monde charlatan, il avait l'effet de cette qualité si utile dans un professeur, comme dans un général en chef, il occupait toute mon âme. Je l'adorais et le respectais tant que peut-être je lui déplus. J'ai rencontré si souvent cet effet désagréable et surprenant que c'est peut-être par une erreur de mémoire que je l'attribue à la première de mes passions d'admiration. J'ai déplu à M. de Tracy et à Madame Pasta pour les admirer avec trop d'enthousiasme117.

      Un jour de grande nouvelle, nous parlâmes politique toute la leçon et, à la fin, il ne voulut pas de notre argent. J'étais tellement accoutumé au genre sordide des professeurs dauphinois, MM. Chabert, Durand, etc., que ce trait fort simple redoubla mon admiration et mon enthousiasme. Il me semble, à cette occasion, que nous étions trois, peut-être Cheminade, Félix Faure et moi, et il me semble aussi que nous mettions, sur la petite table A, chacun une pièce de douze sous.

      Je ne me souviens presque de rien pour les deux dernières années 1798 et 1799. La passion pour les mathématiques absorbait tellement mon temps que Félix Faure m'a dit que je portais alors mes cheveux trop longs, tant je plaignais la demi-heure qu'il faudrait perdre pour les faire couper118.

      Vers la fin de l'été 1799, mon cœur de citoyen était navré de nos défaites en Italie, Novi et les autres, qui causaient à mes parents une vive joie, mêlée cependant d'inquiétude. Mon grand-père, plus raisonnable, aurait voulu que les Russes et les Autrichiens n'arrivassent pas à Grenoble. Mais, à vrai dire, je ne puis presque parler de ces vœux de ma famille que par supposition, l'espoir de la quitter bientôt et l'amour vif et direct pour les mathématiques m'absorbaient au point de ne plus donner que bien peu d'attention aux discours de mes parents. Je ne me disais pas distinctement peut-être, mais je sentais ceci: Au point où j'en suis, que me font ces radotages!

      Bientôt, une crainte égoïste vint se mêler à mon chagrin de citoyen. Je craignais qu'à cause de l'approche des Russes il n'y eût pas d'examen à Grenoble.

      Bonaparte débarqua à Fréjus. Je m'accuse d'avoir eu ce désir sincère: ce jeune Bonaparte, que je me figurais un beau jeune homme comme un colonel d'opéra-comique, devrait se faire roi de France.

      Ce mot ne réveillait en moi que des idées brillantes et généreuses. Cette plate erreur était le fruit de ma plus plate éducation. Mes parents étaient comme des domestiques à l'égard du Roi. Au seul nom de Roi et de Bourbon, les larmes leur venaient aux yeux.

      Je ne sais pas si, ce plat sentiment, je l'eus en 1797, en me délectant au récit des batailles de Lodi, d'Arcole, etc., etc., qui désolaient mes parents qui longtemps cherchèrent à ne pas y croire, ou si je l'eus en 1799, à la nouvelle du débarquement de Fréjus. Je penche pour 1797.

      Dans le fait, l'approche de l'ennemi fit que M. Louis Monge, examinateur de l'Ecole polytechnique, ne vint pas à Grenoble. Il faudra que nous allions à Paris, dîmes-nous tous. Mais,

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<p>109</p>

Mais ce n était pas l'argent qui devait coûter à cette âme …– Variantes: «Ce n'était pas là ce qui devait lui sembler pénible,»et: «Ce n'était pas l'argent qui coûtait à cette âme.»

<p>110</p>

dans la cuisine, vis-à-vis de l'armoire de Marion …– Suit un plan de la cuisine.

<p>111</p>

(Non sia che un punto (Alfieri). – La moitié de la page a été laissée en blanc.

<p>112</p>

que je crois pouvoir lui ôter le Monsieur.– On lit, en face, au verso du fol. 555: «A placer: courses à la Grande-Chartreuse et Sarcenas.»

<p>113</p>

il était vêtu d'une redingote …– Gros était plus que négligé dans sa toilette; je l'ai vu lors de mon examen au cours d'histoire ancienne, dans l'été (1797 ou 1798), avec un pantalon large en nankin et sans bas. Autant que je puis m'en souvenir, il faisait payer chaque leçon trois francs, somme énorme, si on considère la valeur de l'argent, à Grenoble, à cette époque! (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>114</p>

«Citoyens, par où commençons-nous?– Suit un plan de la salle d'études, dans l'appartement de Gros, rue Saint-Laurent. En «C, petit mauvais tableau, en toile cirée». A côté du plan, en «C, coupe de ce mauvais tableau; R, rebord où il y avait de la mauvaise craie blanche qui s'écrasait sous le doigt en écrivant sur le tableau. Je n'ai jamais rien vu de si pitoyable.»

<p>115</p>

Cardan …– Jérôme Cardan, mathématicien italien (1501-1576), découvrit la formule, ou du moins la démonstration, de l'équation du troisième degré, qui a pris le nom de formule de Cardan.

<p>116</p>

enfin la méthode présente.– La moitié du fol. 559 est en blanc.

<p>117</p>

avec trop d'enthousiasme.– On lit en tête du fol. 561: «29 janvier 1836. Pluie et temps froid, promenade à San Pietro in Montorio, où j'eus l'idée de ceci vers 1832.»

<p>118</p>

qu'il faudrait perdre pour les faire couper.– La moitié de ce fol. a été laissée en blanc. Les fol. 563 et 564 sont blancs.