La Faute de l'abbé Mouret. Emile Zola
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Puis, reprenant haleine, il ajouta, avec un geste terrible:
– Voyez-vous, ces Artaud, c'est comme ces ronces qui mangent les rocs, ici. Il a suffi d'une souche pour que le pays fût empoisonné. Ça se cramponne, ça se multiplie, ça vit quand même. Il faudra le feu du ciel, comme à Gomorrhe, pour nettoyer ça.
– On ne doit jamais désespérer des pécheurs, dit l'abbé Mouret, qui marchait à petits pas, dans sa paix intérieure.
– Non, ceux-là sont au diable, reprit plus violemment le Frère. J'ai été paysan comme eux. Jusqu'à dix-huit ans, j'ai pioché la terre. Et plus tard, à l'Institution, j'ai balayé, épluché des légumes, fait les plus gros travaux. Ce n'est pas leur rude besogne que je leur reproche. Au contraire, Dieu préfère ceux qui vivent dans la bassesse… Mais les Artaud se conduisent en bêtes, voyez-vous! Ils sont comme leurs chiens qui n'assistent pas à la messe, qui se moquent des commandements de Dieu et de l'Église. Ils forniqueraient avec leurs pièces de terre, tant ils les aiment!
Voriau, la queue au vent, s'arrêtait, reprenait son trot, après s'être assuré que les deux hommes le suivaient toujours.
– Il y a des abus déplorables, en effet, dit l'abbé Mouret. Mon prédécesseur, l'abbé Caffin…
– Un pauvre homme, interrompit le Frère. Il nous est arrivé de Normandie, à la suite d'une vilaine histoire. Ici, il n'a songé qu'à bien vivre; il a tout laissé aller à la débandade.
– Non, l'abbé Caffin a certainement fait ce qu'il a pu; mais il faut avouer que ses efforts sont restés à peu près stériles. Les miens eux-mêmes demeurent le plus souvent sans résultat.
Frère Archangias haussa les épaules. Il marcha un instant en silence, déhanchant son grand corps maigre taillé à coups de hache. Le soleil tapait sur sa nuque, au cuir tanné, mettant dans l'ombre sa dure face de paysan, en lame de sabre.
– Écoutez, monsieur le curé, reprit-il enfin, je suis trop bas pour vous adresser des observations; seulement, j'ai presque le double de votre âge, je connais le pays, ce qui m'autorise à vous dire que vous n'arriverez à rien par la douceur… Entendez-vous, le catéchisme suffit. Dieu n'a pas de miséricorde pour les impies. Ils les brûlent. Tenez-vous-en à cela.
Et comme l'abbé Mouret, la tête penchée, n'ouvrait point la bouche, il continua:
– La religion s'en va des campagnes, parce qu'on la fait trop bonne femme. Elle a été respectée tant qu'elle a parlé en maîtresse sans pardon… Je ne sais ce qu'on vous apprend dans les séminaires. Les nouveaux curés pleurent comme des enfants avec leurs paroissiens. Dieu semble tout changé… Je jurerais, monsieur le curé, que vous ne savez même plus votre catéchisme par coeur?
Le prêtre, blessé de cette volonté qui cherchait à s'imposer si rudement, leva la tête, disant avec quelque sécheresse:
– C'est bien, votre zèle est louable… Mais n'avez-vous rien à me dire? Vous êtes venu ce matin à la cure, n'est-ce pas?
Frère Archangias répondit brutalement:
– J'avais à vous dire ce que je vous ai dit… Les Artaud vivent comme leurs cochons. J'ai encore appris hier que Rosalie, l'aînée du père Bambousse, est grosse. Toutes attendent ça pour se marier. Depuis quinze ans, je n'en ai pas connu une qui ne soit allée dans les blés avant de passer à l'église… Et elles prétendent en riant que c'est la coutume du pays!
– Oui, murmura l'abbé Mouret, c'est un grand scandale… Je cherche justement le père Bambousse pour lui parler de cette affaire. Il serait désirable, maintenant, que le mariage eût lieu au plus tôt… Le père de l'enfant, paraît-il, est Fortuné, le grand fils des Brichet. Malheureusement les Brichet sont pauvres.
– Cette Rosalie! poursuivit le Frère, elle a juste dix-huit ans. Ça se perd sur les bancs de l'école. Il n'y a pas quatre ans, je l'avais encore. Elle était déjà vicieuse… J'ai maintenant sa soeur Catherine, une gamine de onze ans qui promet d'être plus éhontée que son aînée. On la rencontre dans tous les trous avec ce petit misérable de Vincent… Allez, on a beau leur tirer les oreilles jusqu'au sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des créatures bonnes à jeter au fumier, avec leurs saletés qui empoisonnent! Ça serait un fameux débarras, si l'on étranglait toutes les filles à leur naissance.
Le dégoût, la haine de la femme le firent jurer comme un charretier. L'abbé Mouret, après l'avoir écouté, la face calme, finit par sourire de sa violence. Il appela Voriau, qui s'était écarté dans un champ voisin.
– Et, tenez! cria Frère Archangias, en montrant un groupe d'enfants jouant au fond d'une ravine, voilà mes garnements qui manquent l'école, sous prétexte d'aller aider leurs parents dans les vignes!.. Soyez sûr que cette gueuse de Catherine est au milieu. Elle s'amuse à glisser. Vous allez voir ses jupes par-dessus sa tête. Là, qu'est-ce que je vous disais!.. A ce soir, monsieur le curé… Attendez, attendez, gredins!
Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l'épaule, sa grande soutane graisseuse arrachant les chardons. L'abbé Mouret le regarda tomber au milieu de la bande des enfants, qui se sauvèrent comme un vol de moineaux effarouchés. Mais il avait réussi à saisir par les oreilles Catherine et un autre gamin. Il les ramena du côté du village, les tenant ferme de ses gros doigts velus, les accablant d'injures.
Le prêtre reprit sa marche. Frère Archangias lui causait parfois d'étranges scrupules; il lui apparaissait dans sa vulgarité, dans sa crudité, comme le véritable homme de Dieu, sans attache terrestre, tout à la volonté du ciel, humble, rude, l'ordure à la bouche contre le péché. Et il se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. Lorsque le Frère l'avait révolté par des paroles trop crues, par quelque brutalité trop prompte, il s'accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde? Cette fois encore, il sourit tristement, en songeant qu'il avait failli se fâcher, de la leçon emportée du Frère. C'était l'orgueil, pensait-il, qui cherchait à le perdre en lui faisant prendre les simples en mépris. Mais, malgré lui, il se sentait soulagé d'être seul, de s'en aller à petits pas, lisant son bréviaire, délivré de cette voix âpre qui troublait son rêve de tendresse pure.
VI
La route tournait entre des écroulements de rocs au milieu desquels les paysans avaient, de loin en loin, conquis quatre ou cinq mètres de terre crayeuse, plantée de vieux oliviers. Sous les pieds de l'abbé, la poussière des ornières profondes avait de légers craquements de neige. Parfois, en recevant à la face un souffle plus chaud, il levait les yeux de son livre, cherchant d'où lui venait cette caresse; mais son regard restait vague, perdu sans le voir, sur l'horizon enflammé, sur les lignes tordues de cette campagne de passion, séchée, pâmée au soleil, dans un vautrement de femme ardente et stérile. Il rabattait son chapeau sur son front, pour échapper aux haleines tièdes; il reprenait sa lecture, paisiblement; tandis que sa soutane, derrière lui, soulevait une petite fumée,