L'Assommoir. Emile Zola
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– Oh! c'est vilain de boire! dit-elle à demi-voix.
Et elle raconta qu'autrefois, avec sa mère, elle buvait de l'anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l'avait dégoûtée; elle ne pouvait plus voir les liqueurs.
– Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j'ai mangé ma prune; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.
Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu'on pût avaler de pleins verres d'eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n'était pas mauvais. Quant au vitriol, à l'absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir! il n'en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s'était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte, de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu'il passait rue Coquenard et qu'il voyait la place, il aurait plutôt bu l'eau du ruisseau que d'avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase:
– Dans notre métier, il faut des jambes solides. Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levai pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d'existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente:
– Mon Dieu! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand'chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage; non, ça ne me plairait pas d'être battue… Et c'est tout, vous voyez, c'est tout…
Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité:
– Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumée ne s'échappait; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu! elle était bien gentille! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula; et elle tâchait de sourire, en murmurant:
– C'est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid…
Puis, revenant sur l'idée qu'elle caressait d'un bonheur parfait:
– Hein? n'est-ce pas? ça vaudrait bien mieux: travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit…
– Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n'y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c'est pour ce soir, nous nous chaufferons les petons.
Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu'elle s'ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu'il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s'était pas juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l'Assommoir restait plein, soufflant jusqu'à la rue le bruit des voix enrouées et l'odeur liquoreuse des tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, en l'accusant de n'avoir rempli son verre qu'à moitié. Lui, était un bon, un chouette, un d'attaque. Ah! zut! le singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deux camarades d'aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où l'on buvait du chien tout pur.
– Ah! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien! adieu, et merci, monsieur Coupeau… Je rentre vite.
Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchait pas, répétant:
– Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d'Or, ça ne vous allonge guère… Il faut que j'aille chez ma soeur, avant de retourner au chantier… Nous nous accompagnerons.
Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s'en allaient. Elle avait eu ses soixante-deux ans le 3 du mois dernier. Lui, était le plus jeune. L'une de ses soeurs, madame Lerat, une veuve de trente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, aux Batignolles. L'autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C'était chez celle-là qu'il allait, rue de la Goutte-d'Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux; c'était une économie pour tous les trois. Même, il passait chez eux les avertir de ne pas l'attendre, parce qu'il était invité ce jour-là par un ami.
Gervaise, qui l'écoutait, lui coupa brusquement la parole pour lui demander en souriant:
– Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau?
– Oh! répondit-il, c'est un surnom que les camarades m'ont donné, parce que je prends généralement du cassis, quand ils m'emmènent de force chez le marchand de vin… Autant s'appeler Cadet-Cassis que Mes-Bottes, n'est-ce pas?
– Bien sûr, ce n'est pas vilain Cadet-Cassis, déclara la jeune femme.
Et elle l'interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là, derrière le mur de l'octroi, au nouvel hôpital. Oh! la besogne ne manquait pas, il ne quitterait certainement pas ce chantier de l'année. Il y en avait des mètres et des mètres de gouttières!
– Vous savez, dit-il,