L'Assommoir. Emile Zola

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L'Assommoir - Emile Zola

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voisines mademoiselle Remanjou et madame Gaudron. Quant à madame Boche et à maman Coupeau, tout au bout, elles gardèrent les enfants, elles se chargèrent de couper leur viande, de leur verser à boire, surtout pas beaucoup de vin.

      – Personne ne dit le Bénédicité? demanda Boche, pendant que les dames arrangeaient leurs jupes sous la nappe, par peur des taches.

      Mais madame Lorilleux n'aimait pas ces plaisanteries-là. Et le potage au vermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec des sifflements de lèvres dans les cuillers. Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, en tabliers d'un blanc douteux. Par les quatre fenêtres ouvertes sur les acacias de la cour, le plein jour entrait, une fin de journée d'orage, lavée et chaude encore. Le reflet des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée, faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d'une odeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches, une à chaque bout, qui allongeaient la table à l'infini, couverte de sa vaisselle épaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l'évier restait en noir dans les égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu'un garçon remontait de la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon.

      – Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun se taisait, le nez sur son assiette.

      Et l'on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deux tourtes aux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes-Bottes entra.

      – Eh bien! vous êtes de la jolie fripouille, vous autres! cria-t-il. J'ai usé mes plantes pendant trois heures sur la route, même qu'un gendarme m'a demandé mes papiers… Est-ce qu'on fait de ces cochonneries-là à un ami! Fallait au moins m'envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah! non, vous savez, blague dans le coin, je la trouve raide. Avec ça, il pleuvait si fort, que j'avais de l'eau dans mes poches… Vrai, on y pêcherait encore une friture.

      La société riait, se tordait. Cet animal de Mes-Bottes était allumé; il avait bien déjà ses deux litres; histoire seulement de ne pas se laisser embêter par tout ce sirop de grenouille que l'orage avait craché sur ses abatis.

      – Eh! le comte de Gigot-Fin! dit Coupeau, va t'asseoir là-bas, à côté de madame Gaudron. Tu vois, on t'attendait.

      Oh! ça ne l'embarrassait pas, il rattraperait les autres; et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d'énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. Comme il bâfrait! Les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu'il avalait d'une bouchée. Il finit par se fâcher; il voulait un pain, à côté de lui. Le marchand de vin, très-inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. La société, qui l'attendait, se tordit de nouveau. Ça la lui coupait, au gargotier! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes! Est-ce qu'un jour il n'avait pas mangé douze oeufs durs et bu douze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient! On n'en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou, attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire.

      Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table une gibelotte de lapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier. Coupeau, très blagueur, en lança une bonne.

      – Dites donc, garçon, c'est du lapin de gouttière, ça… Il miaule encore.

      En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du plat. C'était Coupeau qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les lèvres; un talent de société d'un succès certain, si bien qu'il ne mangeait jamais dehors sans commander une gibelotte. Ensuite, il ronronna. Les dames se tamponnaient la figure avec leurs serviettes, parce qu'elles riaient trop.

      Madame Fauconnier demanda la tête; elle n'aimait que la tête.

      Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Boche disait préférer les petits ognons, quand ils étaient bien revenus, madame Lerat pinça les lèvres, en murmurant:

      – Je comprends ça.

      Elle était sèche comme un échalas, menait une vie d'ouvrière cloîtrée dans son train-train, n'avait pas vu le nez d'un homme chez elle depuis son veuvage, tout en montrant une préoccupation continuelle de l'ordure, une manie de mots à double entente et d'allusions polissonnes, d'une telle profondeur, qu'elle seule se comprenait. Boche, se penchant et réclamant une explication, tout bas, à l'oreille, elle reprit:

      – Sans doute, les petits ognons…Ça suffit, je pense.

      Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de son métier. M. Madinier exaltait le cartonnage: il y avait de vrais artistes dans la partie; ainsi, il citait des boîtes d'étrennes, dont il connaissait les modèles, des merveilles de luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait; il était très vaniteux de travailler l'or, il en voyait comme un reflet sur ses doigts et sur toute sa personne. Enfin, disait-il souvent, les bijoutiers, au temps jadis, portaient l'épée; et il citait Bernard Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait une girouette, un chef-d'oeuvre d'un de ses camarades; ça se composait d'une colonne, puis d'une gerbe, puis d'une corbeille de fruits, puis d'un drapeau; le tout, très bien reproduit, fait rien qu'avec des morceaux de zinc découpés et soudés. Madame Lerat montrait à Bibi-la-Grillade comment on tournait une queue de rose, en roulant le manche de son couteau entre ses doigts osseux. Cependant, les voix montaient, se croisaient; on entendait, dans le bruit, des mots lancés très haut par madame Fauconnier, en train de se plaindre de ses ouvrières, d'un petit chausson d'apprentie qui lui avait encore brûlé, la veille, une paire de draps.

      – Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup de poing sur la table, l'or, c'est de l'or.

      Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n'y eut plus que la voix fluette de mademoiselle Remanjou, continuant:

      – Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans… Je leur plante une épingle dans la tête pour tenir le bonnet… Et c'est fait, on les vend treize sous.

      Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires, lentement, roulaient comme des meules. Il n'écoutait pas, il hochait la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisser emporter les plats sans les avoir torchés. On avait mangé un fricandeau au jus et des haricots verts. On apportait le rôti, deux poulets maigres, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four. Au dehors, le soleil se mourait sur les branches hautes des acacias. Dans la salle, le reflet verdâtre s'épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. Il faisait très chaud. Les hommes retirèrent leurs redingotes et continuèrent à manger en manches de chemise.

      – Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant, dit Gervaise, qui parlait peu, surveillant de loin Claude et Étienne.

      Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière les chaises des petits. Les enfants, ça n'avait pas de raison, ça mangeait toute une journée sans refuser les morceaux; et elle leur servit elle-même du poulet, un peu de blanc. Mais maman Coupeau dit qu'ils pouvaient bien, pour une fois, se donner une indigestion. Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de pincer les genoux de madame Lerat. Oh! c'était un sournois, il godaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S'il recommençait, jour de Dieu! elle était femme à lui flanquer une carafe à la tête.

      Dans le silence, M. Madinier causait politique.

      – Leur loi du 31 mai

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