L'Assommoir. Emile Zola

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L'Assommoir - Emile Zola

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tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d'une façon plus intime.

      – Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m'en cache pas. Lantier n'est pas si gentil pour qu'on souhaite d'être sa femme. S'il n'y avait pas les enfants, allez!.. J'avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L'autre est venu quatre ans plus tard… C'est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n'étais pas heureuse chez nous; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m'allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, on songe à s'amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne sais plus, nos parents n'ont pas voulu.

      Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.

      – L'eau est joliment, dure à Paris, dit-elle.

      Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s'arrêtait, faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosse face; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d'avoir deviné:

      – C'est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge.

      Puis, tout haut:

      – Il n'est pas gentil, alors?

      – Ne m'en parlez pas! répondit Gervaise, il était très bien pour moi, là-bas; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que sa mère est morte l'année dernière, en lui laissant quelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m'envoyait toujours des gifles sans crier gare, j'ai consenti à m'en aller avec lui; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait m'établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurions été très-heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu'à son amusement. Il ne vaut pas grand'chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l'hôtel Montmartre, rue Montmartre. Et ç'a été des dîners, des voitures, le théâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi; car il n'a pas mauvais coeur, quand il a de l'argent. Vous comprenez, tout le tremblement, si bien qu'au bout de deux mois nous étions nettoyés. C'est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l'hôtel Boncoeur et que la sacrée vie a commencé…

      Elle s'interrompit, serrée tout d'un coup à la gorge, rentrant ses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.

      – Il faut que j'aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.

      Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences, appela le garçon du lavoir qui passait.

      – Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau d'eau chaude à madame, qui est pressée.

      Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya; c'était un sou le seau. Elle versa l'eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d'une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.

      – Tenez, mettez donc des cristaux, j'en ai là, dit obligeamment la concierge.

      Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d'un sac de carbonate de soude, qu'elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l'eau de javelle; mais la jeune femme refusa; c'était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.

      – Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à Lantier, sans le nommer.

      Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge, se contenta de hocher la tête.

      – Oui, oui, continua l'autre, je me suis aperçue de plusieurs petites choses…

      Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s'était relevée, toute pâle, en la dévisageant.

      – Oh! non, je ne sais rien!.. Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j'en suis sûre.

      La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha, s'appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d'honneur. Elle criait:

      – Je ne sais rien, la, quand je vous le dis!

      Puis, se calmant, elle ajouta d'une voix doucereuse, comme on parle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien:

      – Moi, je trouve qu'il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je vous le promets!

      Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir s'était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d'une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardant l'oeil-de-boeuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. Mais pas une des femmes ne l'entendait; c'était comme la respiration même du lavoir, une baleine ardente amassant sous les poutres du plafond l'éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable; des raies de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d'un gris-rose et d'un gris-bleu très-tendres. Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse toile; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté formidable roulait. Bientôt, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.

      Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s'égoutter.

      – Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche.

      Je reste pour vous aider à tordre tout ça.

      – Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.

      Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s'écria:

      – Tiens! la grande Virginie!.. Qu'est-ce qu'elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre

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