La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - Honore de Balzac

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grêle et clairette qui contrastait ridiculement avec son encolure, un physiologiste eût parfaitement compris pourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique, et pourquoi peut-être il l'avait attendu si longtemps, comme le disait assez le nom de Désiré que portait l'enfant. Enfin, si l'amour en trahissant une riche organisation est chez l'homme une promesse des plus grandes choses, les philosophes comprendront les causes de l'incapacité de Minoret. La mère, à qui fort heureusement le fils ressemblait, rivalisait de gâteries avec le père. Aucun naturel d'enfant n'aurait pu résister à cette idolâtrie. Aussi Désiré, qui connaissait l'étendue de son pouvoir, savait-il traire la cassette de sa mère et puiser dans la bourse de son père en faisant croire à chacun des auteurs de ses jours qu'il ne s'adressait qu'à lui. Désiré, qui jouait à Nemours un rôle infiniment supérieur à celui que joue un prince royal dans la capitale de son père, avait voulu se passer à Paris toutes ses fantaisies comme il se les passait dans sa petite ville, et chaque année il y avait dépensé plus de douze mille francs. Mais aussi, pour cette somme, avait-il acquis des idées qui ne lui seraient jamais venues à Nemours; il s'était dépouillé de la peau du provincial, il avait compris la puissance de l'argent, et vu dans la magistrature un moyen d'élévation. Pendant cette dernière année il avait dépensé dix mille francs de plus, en se liant avec des artistes, avec des journalistes et leurs maîtresses. Une lettre confidentielle assez inquiétante eût au besoin expliqué la faction du maître de poste, à qui son fils demandait son appui pour un mariage; mais la mère Minoret-Levrault, occupée à préparer un somptueux déjeuner pour célébrer le triomphe et le retour du licencié en droit, avait envoyé son mari sur la route en lui disant de monter à cheval s'il ne voyait pas la diligence. La diligence qui devait amener ce fils unique arrive ordinairement à Nemours vers cinq heures du matin, et neuf heures sonnaient! Qui pouvait causer un pareil retard? Avait-on versé? Désiré vivait-il? Avait-il seulement la jambe cassée?

      Trois batteries de coups de fouet éclatent et déchirent l'air comme une mousqueterie, les gilets rouges des postillons poindent, dix chevaux hennissent! le maître ôte sa casquette et l'agite, il est aperçu. Le postillon le mieux monté, celui qui ramenait deux chevaux de calèche gris-pommelé, pique son porteur, devance cinq gros chevaux de diligence, les Minoret de l'écurie, trois chevaux de berline, et arrive devant le maître.

      — As-tu vu la Ducler?

      Sur les grandes routes, on donne aux diligences des noms assez fantastiques: on dit la Caillard, la Ducler (la voiture de Nemours à Paris), le Grand-Bureau. Toute entreprise nouvelle est la Concurrence! Du temps de l'entreprise des Lecomte, leurs voitures s'appelaient la Comtesse. — Caillard n'a pas attrapé la Comtesse, mais le Grand-Bureau lui a joliment brûlé... sa robe, tout de même! — La Caillard et le Grand-Bureau ont enfoncé les Françaises (les Messageries françaises). Si vous voyez le postillon allant à tout brésiller et refuser un verre de vin, questionnez le conducteur; il vous répond, le nez au vent, l'œil sur l'espace: — La Concurrence est devant! — Et nous ne la voyons pas! dit le postillon. Le scélérat, il n'aura pas fait manger ses voyageurs! — Est-ce qu'il en a? répond le conducteur. Tape donc sur Polignac! Tous les mauvais chevaux se nomment Polignac. Telles sont les plaisanteries et le fond de la conversation entre les postillons et les conducteurs en haut des voitures. Autant de professions en France, autant d'argots.

      — As-tu vu dans la Ducler...?

      — Monsieur Désiré? répondit le postillon en interrompant son maître. Eh! vous avez dû nous entendre, nos fouets vous l'annonçaient assez, nous pensions bien que vous étiez sur la route.

      — Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatre heures?

      — Le cercle d'une des roues de derrière s'est détaché entre Essonne et Ponthierry. Mais il n'y a pas eu d'accident; à la montée, Cabirolle s'est heureusement aperçu de la chose.

      En ce moment une femme endimanchée, car les volées de la cloche de Nemours appelaient les habitants à la messe du dimanche, une femme d'environ trente-six ans aborda le maître de poste.

      — Eh! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas me croire! Notre oncle est avec Ursule dans la Grand'rue, et ils vont à la grand'messe.

      Malgré les lois de la poétique moderne sur la couleur locale, il est impossible de pousser la vérité jusqu'à répéter l'horrible injure mêlée de jurons que cette nouvelle, en apparence si peu dramatique, fit sortir de la large bouche de Minoret-Levrault; sa voix grêle devint sifflante et sa figure présenta cet effet que les gens du peuple nomment ingénieusement un coup de soleil.

      — Est-ce sûr? dit-il après la première explosion de sa colère.

      Les postillons passèrent avec leurs chevaux en saluant leur maître, qui parut ne les avoir ni vus ni entendus. Au lieu d'attendre son fils, Minoret-Levrault remonta la Grand'rue avec sa cousine.

      — Ne vous l'ai-je pas toujours dit? reprit-elle. Quand le docteur Minoret n'aura plus sa tête, cette petite sainte-nitouche le jettera dans la dévotion; et, comme qui tient l'esprit tient la bourse, elle aura notre succession.

      — Mais, madame Massin... dit le maître de poste hébété.

      — Ah! vous aussi, reprit madame Massin en interrompant son cousin, vous allez me dire comme Massin: Est-ce une petite fille de quinze ans qui peut inventer des plans pareils et les exécuter? faire quitter ses opinions à un homme de quatre-vingt-trois ans qui n'a jamais mis le pied dans une église que pour se marier, qui a les prêtres dans une telle horreur, qu'il n'a pas même accompagné cette enfant à la paroisse le jour de sa première communion! Eh! bien, pourquoi, si le docteur Minoret a les prêtres en horreur, passe-t-il, depuis quinze ans, presque toutes les soirées de la semaine avec l'abbé Chaperon? Le vieil hypocrite n'a jamais manqué de donner à Ursule vingt francs pour mettre au cierge quand elle rend le pain bénit. Vous ne vous souvenez donc plus du cadeau fait par Ursule à l'église pour remercier le curé de l'avoir préparée à sa première communion? elle y avait employé tout son argent, et son parrain le lui a rendu, mais doublé. Vous ne faites attention à rien, vous autres hommes! En apprenant ces détails, j'ai dit: Adieu paniers, vendanges sont faites! Un oncle à succession ne se conduit pas ainsi, sans des intentions, envers une petite morveuse ramassée dans la rue.

      — Bah! ma cousine, reprit le maître de poste, le bonhomme mène peut-être Ursule par hasard à l'église. Il fait beau, notre oncle va se promener.

      — Mon cousin, notre oncle tient un livre de prières à la main; et il vous a un air cafard! Enfin, vous l'allez voir.

      — Ils cachaient bien leur jeu, répondit le gros maître de poste, car la Bougival m'a dit qu'il n'était jamais question de religion entre le docteur et l'abbé Chaperon. D'ailleurs le curé de Nemours est le plus honnête homme de la terre, il donnerait sa dernière chemise à un pauvre; il est incapable d'une mauvaise action; et subtiliser une succession, c'est...

      — Mais c'est voler, dit madame Massin.

      — C'est pis! cria Minoret-Levrault exaspéré par l'observation de sa bavarde cousine.

      — Je sais, répondit madame Massin, que l'abbé Chaperon, quoique prêtre, est un honnête homme; mais il est capable de tout pour les pauvres! Il aura miné, miné, miné notre oncle en dessous, et le docteur sera tombé dans le cagotisme. Nous étions tranquilles, et le voilà perverti. Un homme qui n'a jamais cru à rien et qui avait des principes! Oh! c'est fait pour nous. Mon mari est sens dessus dessous.

      Madame Massin, dont les phrases étaient autant de flèches qui piquaient son gros cousin, le faisait

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