La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
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L'argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptes rendus des séances législatives les journalistes désignent par ces mots: Profonde sensation.
— Qu'est-ce que cela signifie? s'écria Dionis. Que le cas de libéralités faites par l'oncle d'un enfant naturel ne s'est pas encore présenté devant les tribunaux; mais qu'il s'y présente, et la rigueur de la loi française envers les enfants naturels sera d'autant mieux appliquée que nous sommes dans un temps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ce procès il y aurait transaction, surtout quand on vous saurait déterminés à conduire Ursule jusqu'en cour de cassation.
Une joie d'héritiers trouvant des monceaux d'or éclata par des sourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la table qui ne permirent pas d'apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, à cet élan, le profond silence et l'inquiétude succédèrent au premier mot du notaire, mot terrible: — Mais!..
Comme s'il eût tiré le fil d'un de ces petits théâtres dont tous les personnages marchent par saccades au moyen d'un rouage, Dionis vit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés à une pose unique.
— Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d'adopter ou d'épouser Ursule, reprit-il. Quant à l'adoption, elle serait contestée et vous auriez, je crois, gain de cause: les Cours Royales ne badinent pas en matière d'adoption, et vous seriez entendus dans l'enquête. Le docteur a beau porter le cordon de Saint-Michel, être officier de la Légion-d'Honneur et ancien médecin de l'ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtes avertis en cas d'adoption, comment sauriez-vous le mariage? Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un an de domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dot d'un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger est donc le mariage de la petite et de son oncle.
Ici le notaire fit une pause.
— Il existe un autre danger, dit encore Goupil d'un air capable, celui d'un testament fait à un tiers, le père Bongrand, par exemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle Ursule Mirouët.
— Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant la parole à son maître-clerc, si vous n'êtes pas tous excellents pour Ursule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dont vous parle Goupil; mais je ne le crois pas capable de recourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il est facile de l'empêcher. Désiré n'a qu'à faire un doigt de cour à la petite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq de Nemours, à un vieillard.
— Ma mère, dit à l'oreille de Zélie le fils du maître de poste autant alléché par la somme que par la beauté d'Ursule, si je l'épousais, nous aurions tout.
— Es-tu fou? toi qui auras un jour cinquante mille livres de rentes et qui dois devenir député! Tant que je serai vivante, tu ne te casseras pas le cou par un sot mariage. Sept cent mille francs?.. la belle poussée! La fille unique à monsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m'a déjà été proposée...
Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère lui parlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariage avec la belle Esther, car son père et lui ne l'emporteraient jamais sur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.
— Hé! mais, dites donc, monsieur Dionis, s'écria Crémière à qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait la chose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant la nue propriété de toute la fortune, adieu la succession! Et qu'il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.
— Jamais, s'écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désiré n'épousera la fille d'un bâtard, une fille prise par charité, ramassée sur la place! Vertu de chou! mon fils doit représenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyez tranquilles là-dessus: Désiré se mariera quand nous saurons ce qu'il peut devenir à la Chambre des Députés.
Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit: — Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ou Président de Cour Royale ou procureur général, ce qui mène à la pairie; et un sot mariage l'enfoncerait.
Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres; mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la table pour maintenir la parole au notaire.
— Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il se croit immortel; et, comme tous les gens d'esprit, il se laissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion est donc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manière à rendre votre dépossession difficile, et l'occasion s'en présente. Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent et quelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison, elle pleure comme une Madeleine et attend l'abbé Chaperon à dîner, sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh! bien, j'irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pour cent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame de Portenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la somme nécessaire pour dégager l'enfant prodigue. Je suis dans mon rôle de notaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et il est très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes: j'y gagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir son conseil, je lui proposerai d'autres placements en terre pour le surplus du capital, et j'en ai d'excellents à mon Étude. Une fois sa fortune mise en propriétés foncières ou en créances hypothécaires dans le pays, elle ne s'envolera pas facilement. On peut toujours faire naître des embarras entre la volonté de réaliser et la réalisation.
Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentation bien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre des murmures approbatifs.
— Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pour garder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrez le surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage...
— Mais si le mariage se faisait? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse.
— Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée, on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire. Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petite jusqu'à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.
— Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encore long-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous en débarrasserait en allant s'établir avec elle à Sens, à Montargis, à Orléans, avec cent mille francs.
Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes de cette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.
— Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l'oreille de Massin.
— Pourquoi l'a-t-on laissé venir? répondit le greffier.