Leçons d'histoire. Constantin-François Volney
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Je ne parle point d'une autre partialité involontaire, mais non moins puissante, celle des préjugés civils ou religieux dans lesquels nous naissons, dans lesquels nous sommes élevés. En jetant un coup d'œil général sur les narrateurs, à peine en voit-on quelques-uns qui s'en soient montrés dégagés. Chez les anciens même, les préjugés ont eu les plus fortes influences; et quand on considère que dès l'âge le plus tendre, tout ce qui nous environne conspire à nous en imprégner; que l'on nous infuse nos opinions, nos pensées, par nos habitudes, par nos affections, par la force, par la persuasion, par les menaces et par les promesses; que l'on enveloppe notre raison de barrières sacrées au delà desquelles il lui est défendu de regarder, l'on sent qu'il est impossible que par l'organisation même de l'être humain, il ne devienne pas une fabrique d'erreurs; et lorsque, par un retour sur nous-mêmes, nous penserons qu'en de telles circonstances, nous en eussions été également atteints; que si par hasard nous possédons la vérité, nous ne la devons peut-être qu'à l'erreur de ceux qui nous ont précédés; loin d'en retirer un sentiment d'orgueil et de mépris, nous remercierons les jours de liberté où il nous a été permis de sentir d'après la nature, de penser d'après notre conscience; et craignant, par l'exemple d'autrui, que cette conscience même ne soit en erreur, nous ne ferons point de cette liberté un usage contradictoirement tyrannique, et nous fonderons, sinon sur l'unité d'opinions, du moins sur leur tolérance, l'utilité commune de la paix.
Dans la prochaine leçon, nous examinerons quels ont été, chez les peuples anciens, les matériaux de l'histoire et les moyens d'information; et comparant leur état civil et moral à celui des modernes, nous ferons sentir l'espèce de révolution que l'imprimerie a introduite dans cette branche de nos études et de nos connaissances.
TROISIÈME SÉANCE
Continuation du même sujet.—Quatre classes principales d'historiens avec des degrés d'autorité divers: 1º historiens acteurs; 2º historiens témoins; 3º historiens auditeurs de témoins; 4º historiens sur ouï-dire ou traditions.—Altération inévitable des récits passés de bouche en bouche.—Absurdité des traditions des temps reculés, commune à tous les peuples.—Elle prend sa source dans la nature de l'entendement humain.—Caractère de l'histoire toujours relatif au degré d'ignorance ou de civilisation d'un peuple.—Caractère de l'histoire chez les anciens et chez les peuples sans imprimerie.—Effets de l'imprimerie sur l'histoire.—Changement qu'elle a produit dans les historiens modernes.—Disposition d'esprit la plus convenable à bien lire l'histoire.—Ridicule de douter de tout, moins dangereux que de ne douter de rien.—Être sobre de croyance.
Nous avons vu que, pour apprécier la certitude des faits historiques, l'on devait peser, dans les narrateurs et dans les témoins,
1º Les moyens d'instruction et d'information;
2º L'étendue des facultés morales, qui sont la sagacité, le discernement;
3º Les intérêts et les affections d'où peuvent résulter trois espèces de partialités: celle de la contrainte, celle de la séduction, et celle des préjugés de naissance et d'éducation. Cette dernière, pour être excusable, n'en est que plus puissante et plus pernicieuse, en ce qu'elle dérive et qu'elle s'autorise des passions même et des intérêts des nations entières, qui, dans leurs erreurs non moins opiniâtres et plus orgueilleuses que les individus, exercent sur leurs membres le plus arbitraire et le plus accablant des despotismes, celui des préjugés nationaux, soit civils, soit religieux.
Nous aurons plus d'une occasion de revenir sur ces diverses conditions de la valeur des témoignages. Aujourd'hui, continuant de développer la même question, nous allons examiner les divers degrés d'autorité qui résultent de leur éloignement plus ou moins grand, plus ou moins médiat des faits et des événements.
En examinant les divers témoins ou narrateurs de l'histoire, on les voit se ranger en plusieurs classes graduelles et successives, qui ont plus ou moins de titres à notre croyance: la première est celle de l'historien acteur et auteur; et de ce genre sont la plupart des écrivains de mémoires personnels, d'actes civils, de voyages, etc. Les faits en passant immédiatement d'eux à nous, n'ont subi que la moindre altération possible. Le récit a son plus grand degré d'authenticité; mais ensuite la croyance en est soumise à toutes les conditions morales d'intérêt, d'affection et de sagacité dont nous avons parlé, et son poids en reçoit des défalcations toujours assez nombreuses, parce que là se trouve agir au premier degré l'intérêt de la personnalité.
Aussi, les écrivains autographes n'ont-ils droit à notre croyance qu'autant que leurs récits ont,
1º De la vraisemblance; et il faut avouer qu'en quelques cas, ils portent avec eux un concours si naturel d'événements et de circonstances, une série si bien liée de causes et d'effets, que notre confiance en est involontairement saisie, et y reconnaît, comme l'on dit, le cachet de la vérité, qui cependant est encore plus celui de la conscience;
2º Autant qu'ils sont appuyés par d'autres témoignages, également soumis à la loi des vraisemblances: d'où il suit que, même en leur plus haut degré de crédibilité, les récits historiques sont soumis à toutes les formalités judiciaires d'examen et d'audition de témoins, qu'une expérience longue et multipliée a introduites dans la jurisprudence des nations; que par conséquent, un seul écrivain, un seul témoignage, n'ont pas le droit de nous astreindre à les croire; et que c'est même une erreur de regarder comme constant un fait qui n'a qu'un seul témoignage, puisque, si l'on pouvait appeler plusieurs témoins, il pourrait y survenir, il y surviendrait certainement contradiction ou modification. Ainsi l'on regarde vulgairement les Commentaires de César comme un morceau d'histoire qui, par la qualité de son auteur, et parce qu'il n'a pas été contrarié, porte un caractère éminent de certitude. Cependant Suétone nous apprend qu'Asinius Pollion avait observé dans ses Annales, qu'un grand nombre de faits cités par César, n'étaient pas exactement tels qu'il les avait représentés, parce que très-souvent il avait été induit en erreur par les rapports de ses officiers; et Pollion, que sa qualité d'homme consulaire et d'ami d'Horace et de Virgile rend un témoin de poids, indiquait que César avait eu des intérêts personnels de déguiser la vérité6.
La seconde classe est celle des témoins immédiats et présents à l'action, ne portant pas l'apparence d'un intérêt personnel, comme l'auteur acteur; leur témoignage inspire, en général, une plus grande confiance, et prend un plus haut degré de crédibilité, toujours avec la condition des vraisemblances, 1º selon le nombre de leurs témoignages; 2º selon la concordance de ces témoignages; 3º selon les règles dominantes que nous avons établies de jugement sain, d'observation exacte, et d'impartialité. Or, si l'expérience journalière de ce qui se passe autour de nous et sous nos yeux, prouve que l'opération de constater un fait, même notoire, avec évidence et précision, est une opération délicate et soumise à mille difficultés, il en résulte, pour quiconque étudie l'histoire, un conseil impérieux de ne pas admettre légèrement comme irrécusable, tout ce qui n'a pas subi l'épreuve rigoureuse des témoignages suffisants en qualité et en nombre.
La troisième classe est celle des auditeurs de témoins, c'est-à-dire, de ceux qui ont entendu les faits de la bouche du témoin; ils en sont encore bien près, et là cependant s'introduit tout à coup une différence extrême dans l'exactitude du récit et dans la précision des tableaux. Les témoins ont vu et entendu les faits; leurs sens en ont été frappés; mais en les peignant dans leur entendement, ils leur ont déja imprimé, même contre leur gré, des modifications qui en ont altéré les formes; et ces formes
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Suétone,