L'hérésiarque et Cie. Guillaume Apollinaire

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L'hérésiarque et Cie - Guillaume Apollinaire

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cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.

      Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville juive en disant:

      –Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en lupanar.

      C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit:

      –Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.

      Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.

      Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:

      –Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!

      Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. Il me dit:

      –J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le sermon, je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eitzen, qui devint évêque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon Chrysostôme Dædalus, qui l'imprima en 1564.

      –Vous vivez! dis-je.

      –Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!

      Je pris sa longue main sèche:

      –Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent comme un aventurier hâve et hanté de remords.

      –Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait surhumain. Adieu!…

      Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des réverbères.

      Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.

      Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément:

      –Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.

      Et il se lamenta, disant:

      –Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.

      Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.

      Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec défiance et murmura en allemand:

      –C'est un juif. Il va mourir.

      Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise, diagonalement.

      LE SACRILÈGE

      Le Père Séraphin, dont le nom monastique remplaçait celui d'une illustre famille bavaroise, était grand et maigre. Il avait une peau bistrée, des cheveux blonds et des yeux d'un bleu de ruisseau. Il parlait le français sans aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient dire la messe pouvaient se douter de son origine franconienne, car le père prononçait le latin à la façon des Allemands.

      D'abord destiné pour l'état militaire, il avait porté l'uniforme des chevau-légers pendant un an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où se trouve l'École des cadets.

      La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier s'était retiré en France dans un couvent de la Règle de saint François, et, peu de temps après, il reçut les Ordres.

      Personne ne connaissait l'aventure qui avait poussé le Père Séraphin à se réfugier chez les moines. On savait seulement qu'un nom était tatoué sur son avant-bras droit. Des enfants de chœur l'avaient lu pendant que le père prêchait, et que les manches larges de son froc, couleur carmélite, retombaient. C'était un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie.

      Quelques années après les événements qui avaient changé un officier bavarois en un Franciscain français, la réputation du Père Séraphin comme prédicateur, théologien et casuiste parvint à Rome, où on l'appela pour le charger de la fonction délicate et ingrate d'avocat du diable.

      Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, et, pendant son advocature, il n'y eut point de canonisation. Avec une passion que, n'eût été la sainteté du personnage, on aurait pu croire satanique, le Père Séraphin mit un tel acharnement à combattre la canonisation du Bienheureux Jérôme de Stavelot, qu'elle est abandonnée depuis ce temps-là. Il démontra aussi que les extases de la Vénérable Marie de Bethléem étaient des crises d'hystérie. Les Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du terrible avocat du diable, la cause de béatification du Père Jean Saillé, déclaré vénérable dès le XVIIIe siècle. Quant à Juana du Llobregat, cette dentellière mayorquaise dont la vie s'est écoulée en Catalogne, et à qui la Vierge est apparue, paraît-il, au moins trente fois, seule ou accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila, soit de saint Isidore, le Père Séraphin découvrit dans sa vie de telles faiblesses que les évêques espagnols eux-mêmes ont renoncé a la voir déclarer vénérable, et son nom n'est plus invoqué à cette heure que dans certaines maisons de Barcelone, particulièrement mal famées.

      Irrités à cause du fanatisme avec lequel le Père Séraphin salissait les mérites des défunts qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des intérêts dans ces saintes causes intriguèrent pour qu'il cessât son office. Et quelle victoire! Il dut retourner en France. Sa réputation étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les autres doigts manquaient, on ne sait par quelle aventure, semblait la tête cornue d'un diable nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, illisibles de loin, paraissaient une brûlure

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