Le Tour du Monde; Dauphiné. Various
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L'arête gazonnée sur laquelle monte le sentier s'appelle les prés Raymond (un chemin partant de Lancey vient y aboutir par la Combe qui porte le nom de ce dernier village). On y découvre déjà, quand on se retourne, une vue admirable, mais il faut savoir se ménager le plaisir de la surprise. En face de nous, en continuant à monter, nous remarquions alors deux montagnes dépourvues de végétation, souvent labourées par la foudre, et paraissant tour à tour grises, jaunes, rouges, noires, selon qu'elles étaient éclairées ou dans l'ombre. On les désigne sous les noms de la Petite et de la Grande Lance. À gauche s'enfonce une gorge étroite, pittoresque, noire de sapins, la Grande Combe. Bientôt nous dépassâmes les derniers arbres rabougris qui végètent à cette hauteur, et à la région des pâturages succéda la région des roches où la vie végétale et animale continue toutefois à se manifester. Les plantes y sont nombreuses, fortes et belles; de charmants oiseaux, moins farouches que ceux qui habitent les vallées ou les plaines, y chantent en sautillant de bloc en bloc; des papillons y voltigent de fleur en fleur avec une sécurité vraiment superbe. L'homme seul y est rare, mais on s'en console aisément; on en rencontre cependant de distance en distance: ici, un berger provençal qui veille de loin et de haut sur les moutons confiés à sa garde; là, un chasseur de chamois tout occupé à contempler les pointes les plus ardues pour y découvrir le gibier qu'il n'atteindra que dans quatre ou cinq heures; ailleurs, un robuste et brave montagnard, à l'œil vif, au teint basané, au jarret de fer, qui cherche des pierres précieuses ou des herbes médicinales, car la montagne, si pauvre qu'elle paraisse, a ses richesses. Ces déserts de pierres sont possédés par des propriétaires qui en retirent des loyers assez considérables. Au mois d'août 1860, je gravissais, avec un berger provençal, les sentiers ardus et rocheux qui conduisent aux Sept-Laux. Quand nous arrivâmes au premier des lacs, j'aperçus des moutons parqués dans une petite presqu'île. Au signal qu'il donna, les bergers, chargés sous ses ordres de la garde des troupeaux, laissèrent libre l'isthme étroit qu'ils occupaient avec leurs chiens. Les moutons, impatients de liberté, avides surtout de nourriture, se précipitèrent aussitôt sur les rochers où croissaient quelques touffes d'herbes, et se dispersèrent dans toutes les directions. On les comptait au passage pour constater leur nombre, car plus d'un par semaine tombe dans un précipice, où il se tue. De quelque côté que se portassent mes regards, je ne voyais que des pierres, de l'eau, de la neige et des glaces éternelles. Pourtant ce désert nourrissait pendant trois mois de l'été deux mille moutons de la Crau, et il était affermé par bail authentique deux mille cinq cents francs par an, pour une période de six années.
Cependant Marquet s'était baissé, et, ramassant une pierre, il la lança sur un tas déjà considérable d'autres pierres qui s'élevait au fond d'un petit ravin entièrement aride et nu. À la gravité de son maintien, à la solennité de son geste, je compris qu'il venait d'accomplir une sorte d'acte religieux.
«Que faites-vous? lui demandai-je.
–Prenez cette pierre, me répondit-il, en m'en offrant une autre qu'il venait de ramasser, et jetez-la sur ce tas où je viens d'en jeter une; c'est la pierre du Mercier.»
Plus d'une fois dans les Alpes de la Suisse, de la Savoie ou du Tyrol, j'avais été sollicité par mes guides de rendre ainsi les derniers devoirs à quelque victime de la fureur des éléments ou de la perversité des hommes. Cette pratique, aussi touchante dans l'intention qu'absurde dans la forme, ne m'étonna donc pas; je m'empressai de m'y soumettre, et, quand ma pierre se fut arrêtée sur le tas ainsi formé par tous les voyageurs qui avaient avant moi traversé ce passage, je demandai à Marquet quel était le mercier mort au fond de ce ravin solitaire, et comment il avait péri.
«Nul ne le sait, me répondit-il; chacun raconte à ce sujet une histoire différente. Selon les uns, il a été assassiné par des voleurs qui s'emparèrent du petit pécule qu'il rapportait de ses voyages. À en croire les autres, il est mort dans une tourmente de neige.»
Au delà de la pierre du Mercier, le désert devient de plus en plus sauvage. Continuant à monter, on traverse le torrent qui descend du pic de Belledonne, et bientôt, trois heures après avoir quitté Revel, on atteint le lac du Crozet, situé à une hauteur de dix-neuf cent trente-six mètres. Pour ceux qui ne connaissent pas les Alpes de la Suisse, l'aspect de ce lac est saisissant. Ses eaux, qui changent de couleur plusieurs fois par jour ou même par heure, selon l'état du ciel, sont généralement d'un vert noir. Il est encaissé entre des rochers aux teintes sombres que dominent: à gauche en montant, la Grande Lance; à droite, le Colon, dont le sommet a deux mille trois cent quatre-vingt-treize mètres; en face, les rochers de la Praz, qui ressemblent à d'énormes tours. Aucun arbre ne croît dans ce bassin désolé, où l'on trouve souvent de la neige au milieu de l'été. Toutefois les botanistes récoltent des plantes rares entre les blocs de pierre que les avalanches, les pluies et la foudre ont fait rouler des sommités ou des pentes voisines. Au moment où nous longeâmes la rive droite du lac, longue d'environ quatre cents mètres, aucune brise n'agitait la surface de l'eau, calme et sombre comme celle de la mer Morte; mais, quand la tourmente descend de la montagne, elle y soulève des vagues énormes qui si brisent avec une fureur inutile contre leurs digues infranchissables. Heureusement, il ne nous fut pas permis d'assister à ce grand et imposant spectacle, car le beau temps nous était nécessaire pour jouir du splendide panorama que nous promettait le sommet de Belledonne.
À l'extrémité supérieure du lac du Crozet, le sentier que nous avions suivi cesse d'être praticable aux chevaux; il disparaît même entièrement. On passe où l'on veut, c'est-à-dire où l'on peut, en remontant la gorge sauvage au fond de laquelle les eaux des lacs Domeynon se frayent un passage à travers les rochers jusqu'au lac du Crozet. Après trente minutes de marche environ, on découvre sur la droite un vallon élevé (les pâturages de la Praz), souvent visité par les botanistes, qui sont certains d'y trouver un grand nombre de plantes rares. Mais, quand on veut faire l'ascension de Belledonne, il ne faut pas se laisser séduire par les gazons et les fleurs de ces prairies alpestres. On doit, inclinant sur la gauche, s'élever, de rochers en rochers, au haut de la pente escarpée d'où le torrent se précipite en formant une cascade. Cette chute mérite, à un double titre, d'attirer l'attention. Quand il a plu abondamment sur la montagne ou quand le soleil a fait fondre les neiges, elle offre vraiment un bel aspect; en outre ses eaux se divisent: une partie va se jeter dans l'Isère par la Combe de Lancey; l'autre arrose au contraire la vallée de Domène, après avoir formé cette magnifique cascade de l'Oursières que ne manquent pas d'aller admirer tous les baigneurs d'Uriage.
Sainte-Croix et les ruines du Château de Quint.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.
L'escarpement gravi, on se trouve dans un vallon supérieur haut de deux mille deux cent cinquante-trois mètres, et dont le fond est occupé par deux petits lacs, le Petit et le Grand Domeynon. Ces lacs sont souvent gelés, même au milieu de l'été. Des plaques de neige plus ou moins épaisses s'étendent ça et là sur leurs bords, et entre les blocs de roches noirâtres que portent les pentes supérieures. Au nord la Grande Lance dérobe aux Grenoblois la vue de Belledonne; au sud se dresse la Grande Voudène, qui atteint deux mille sept cent quatre-vingt-neuf mètres; au nord-est se montrent, au-dessus d'une muraille presque à pic, couverte de neige et de glace, les trois pics de Belledonne, dont le plus élevé, haut de deux mille neuf cent quatre-vingt-un mètres, est à sept cent vingt-huit mètres au-dessus du grand lac Domeynon. Dès lors on se plaît à contempler cette pointe, longtemps cachée, qu'il faut atteindre; à peine si le sifflement d'une marmotte ou l'apparition soudaine d'un chamois (on en rencontre souvent dans ces parages) parviennent