L'Uscoque. George Sand

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L'Uscoque - George Sand

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d'Ezzelin. Orio sentit défaillir sa jeune épouse, et ne sembla pas voir Ezzelin; mais son attention se porta tout entière sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard étrange, mêlé d'ardeur, d'admiration et d'insolence. Argiria fut aussi troublée de ce regard que Giovanna l'avait été du sien. Elle s'appuya tremblante sur le bras d'Ezzelin, et prit ce qu'elle éprouvait pour de la haine et de la colère.

      Morosini, s'avançant alors à la rencontre d'Ezzelin, le serra dans ses bras, et les témoignages d'affection qu'il lui donna semblèrent une protestation contre la préférence que Giovanna avait donnée à Soranzo. Le cortége s'arrêta, et les curieux se pressèrent pour voir cette scène dans laquelle ils espéraient trouver l'explication du dénoûment inattendu des amours d'Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retirèrent mal contents. Où l'on s'attendait à un échange de provocations et à des dagues hors du fourreau, on ne vit qu'embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d'Argiria, qu'il avait coutume de traiter comme sa fille; puis il l'attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant résister à la prière tacite du vénérable général, s'approcha tout à fait de Giovanna. Celle-ci s'élança vers son ancienne amie et l'embrassa avec une irrésistible effusion. En même temps elle tendit la main à Ezzelin, qui la baisa d'un air respectueux et calme en lui disant tout bas: «Madame; êtes-vous contente de moi?—Vous êtes à jamais mon ami et mon frère,» lui dit Giovanna. Elle entraîna Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main à la signora Memmo, entraîna aussi Ezzelin en s'appuyant sur son bras. C'est ainsi que le cortége se remit en marche, et gagna les gondoles au son des fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le passage de la mariée en échange des grandes largesses distribuées par elle à la porte de la basilique. Il n'y eut donc pas lieu cette fois à gloser sur les infortunes d'un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d'un amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort pâles, et que, placés à deux pas l'un de l'autre, s'effleurant à chaque instant et entre-croisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage et à ne pas entendre la voix l'un de l'autre.

      Lorsqu'on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général fut d'emmener à part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime témoignage de réconciliation. «Nous avons dû agir ainsi, répondit Ezzelin avec une dignité respectueuse, et il n'a pas tenu à moi que, dès les premiers jours de notre rupture, ma noble tante ne fît les premiers pas vers la signora Giovanna. Au reste, j'ai été lâche peut-être en me retirant à la campagne comme je l'ai fait. Ma douleur me faisait un besoin impérieux de la solitude. Voilà mon excuse. Aujourd'hui je suis soumis à l'arrêt du destin, et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal étouffé, personne ici ait l'audace d'en triompher trop ouvertement.

      —Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo n'est pas, il est vrai, l'époux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m'ont fait hésiter à donner un consentement que ma nièce a su enfin m'arracher. Mais je dois rendre à la vérité cet hommage, qu'en tout ce qui touche à l'honneur, à l'exquise loyauté, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu'il a su donner de son caractère à Giovanna.

      —Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré l'espèce d'aversion qu'il inspire généralement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie, j'ai dû me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l'esprit de Giovanna aux dépens d'un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu'il m'en eût coûté cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo tout à fait indigne de votre alliance; j'eusse dû cet acte de franchise à l'amitié et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s'il a été capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez pas que je le décrie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est votre neveu.

      —Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin; vous êtes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et qu'il fût doué de vos grandes qualités! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma Giovanna.» En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria, et la ramena dans la grande salle, où l'illustre et nombreuse compagnie commençait les jeux et les divertissements d'usage.

      Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgré tout l'effort de sa vertu, il était dévoré de douleur et de jalousie; ses lèvres serrées, son regard fixe et terne, la roideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N'y pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et cesser de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin instinctif de fuir le bruit et d'être seul. Tout à coup il vit venir à lui un cavalier qui montait légèrement l'escalier et qui ne le voyait pas encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique; la couleur revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des flammes; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague hors du fourreau.

      Orio était brave, brave jusqu'à la témérité; il l'avait prouvé en mainte occasion: il prouva par la suite qu'il l'était jusqu'à la folie. Cependant en cet instant il eut peur; il n'est de véritable et d'infaillible bravoure que celle des coeurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant qu'un homme aime la vie avec l'âpreté du matérialisme, tant qu'il est attaché aux faux biens, il pourra s'exposer à la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom; car les satisfactions de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes: mais qu'on vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un appât de richesse ou de gloire, on l'appelle à la réparation d'un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu'on ne s'en aperçoive.

      Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin était là de dessein prémédité, que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices. Il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l'horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l'escalier avec l'agilité d'un daim. Ezzelin stupéfait s'arrêta un instant. «Orio lâche! s'écriait-il en lui-même; Orio le duelliste, l'arrogant, le batailleur! Orio, le héros de la dernière guerre! Orio fuyant ma rencontre!»

      Il descendit lentement l'escalier jusqu'à la dernière marche, curieux de voir si Orio allait revenir à lui muni de sa dague, et désirant au fond qu'il ne le fît pas; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la déloyauté de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inférieure; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s'il eût été averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s'il fût revenu sur ses pas pour le réparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-même, il paraissait si calme, si dégagé, qu'Ezzelin douta un instant si sa préoccupation ne l'avait pas empêché de le voir dans l'escalier: mais cela était fort peu probable. Néanmoins il se promena quelques instants au bout de la galerie, ayant toujours l'oeil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue opposée.

      Ne

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