Romans et contes. Theophile Gautier
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Romans et contes - Theophile Gautier страница 6
«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un grand chapeau de paille de riz, orné de longs rubans noirs pareils à celui de la robe, et gisait une paire de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A mon aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait—les poésies de Mickiewicz—et me fit un petit signe de tête bienveillant; elle était seule,—circonstance favorable et rare.—Je m’assis en face d’elle sur le siége qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous. Je ne trouvais à mon service aucune de ces banalités de la conversation; ma tête s’embarrassait, des vagues de flammes me montaient du cœur aux yeux, et mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion suprême.»
«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant la cause de mon trouble, ne se fût redressée à demi en tendant vers moi sa belle main, comme pour me fermer la bouche.
«—Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez, je le sais, je le sens, je le crois; je ne vous en veux point, car l’amour est involontaire. D’autres femmes plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse pour moi d’être votre malheur.—Je regrette que vous m’ayez rencontrée, et maudis le caprice qui m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais d’abord que ma froideur persistante vous lasserait et vous éloignerait; mais le vrai amour, dont je vois tous les signes dans vos yeux, ne se rebute de rien. Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion, aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un encouragement. Un ange au bouclier de diamant, à l’épée flamboyante, me garde contre toute séduction, mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux que la vertu;—et cet ange, c’est mon amour:—j’adore le comte Labinski. J’ai le bonheur d’avoir trouvé la passion dans le mariage.»
«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet aveu si franc, si loyal et si noblement pudique, et je sentis en moi se briser le ressort de ma vie.
«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux:
«—Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le défends. Tâchez de penser à autre chose, imaginez que je suis partie à tout jamais, que je suis morte; oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, mêlez-vous activement à la vie humaine; consolez-vous dans un art ou un amour...»
«Je fis un geste de dénégation.
«—Croyez-vous souffrir moins en continuant à me voir? reprit la comtesse; venez, je vous recevrai toujours. Dieu dit qu’il faut pardonner à ses ennemis; pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui nous aiment? Cependant l’absence me paraît un remède plus sûr.—Dans deux ans nous pourrons nous serrer la main sans péril,—pour vous,» ajouta-t-elle en essayant de sourire.
«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, ni les voyages, ni le temps, n’ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir: ne m’en empêchez pas, docteur!
—Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement.
«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait:
«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi.»
III
Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur.
A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations, vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable; l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres; les statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le racloir; les oiseaux, s’il y en a, se taisent.
Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés par un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre elles.
Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre;—un peintre n’eût pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir.
Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules, chèvre-feuille, gypsophiles, glycines de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut pas être emprisonné; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit circonscrit par les clôtures de la civilisation.
Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse dont les feuillages contrastaient pittoresquement: vernis du Japon, tuyas du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West-End la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du baronetage.
Une allée de sable tamisé au crible, de peur qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide, même aux jours les plus desséchants de l’été.