Cara. Hector Malot

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Cara - Hector Malot

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non plus ne s'abandonna pas, et si un mouvement irrésistible de désespoir la fit jeter dans mes bras, elle réagit contre cette faiblesse, et tout de suite nous nous mîmes au travail.

      «Ces doigts habitués à manier le pinceau et le crayon ou à courir sur les touches du piano tournèrent les feuillets poudreux des dossiers; ces lèvres qui jusqu'à ce jour n'avaient prononcé que des phrases harmonieuses savamment arrangées par nos grand écrivains, prononcèrent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires et les avoués.

      «Et moi, assis en face d'elle, je l'écoutais, mais sans pouvoir m'empêcher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser distraire par les pensées qui m'oppressaient; plus d'une fois je détournai la tête et d'une main furtive j'essuyai les larmes qui roulaient sur mes joues; pauvre Madeleine! elle était charmante ainsi! bientôt je ne la verrais plus! entre elle et moi la nuit éternelle!

      «Mes affaires préparées, je devais prendre mes conclusions à l'audience sans notes, sans pièces, même sans code et en parlant d'abondance. La tâche était d'autant plus difficile pour moi, que jusqu'alors j'avais eu l'habitude de me servir très-peu de ma mémoire, parlant le plus souvent avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes, m'aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgré mon application et mes efforts, j'échouai misérablement. Que cette impuissance fût le résultat de ma maladie, ce qui est possible, car l'amaurose est souvent une conséquence de certaines lésions du cerveau; qu'elle fût due au contraire à l'absence de cette faculté que les phrénologues appellent la concentrativité, cela importait peu, ce qui était capital, c'était cette impuissance même; et par malheur elle est absolue.

      «Convaincu par cette déplorable expérience que bientôt je ne pourrais plus remplir mes fonctions d'avocat général, je fis faire des démarches à Paris pour voir s'il me serait possible d'obtenir un siége de conseiller; je n'avais guère l'espérance de réussir, mais enfin je devais ne rien négliger et tenter même l'absurde. Tu trouveras ci-jointe la réponse que j'ai reçue: c'est la copie de mes notes individuelles et confidentielles qu'un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre à la chancellerie. Tu la liras, et non-seulement elle t'apprendra que je n'ai rien à espérer, rien à attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis; au moment d'exécuter la résolution que la fatalité m'impose, j'ai besoin de penser que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance de cause.

      «Voici donc ma situation: le magistrat et l'homme sont perdus, l'un par les dettes, l'autre par la maladie: si je n'offre pas ma démission, on me la demandera; si je la refuse, on me destituera.

      «Destitué, ruiné, aveugle, que puis-je?

      «Deux choses seules se présentent: mendier auprès de mes parents et de mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi à je ne sais quel travail, puisqu'elle n'a pas de métier.

      «Je n'accepterai ni l'une ni l'autre; ce n'est pas pour entraîner cette pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l'ai élevée.

      «Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille; le jour où je serai mort elle deviendra la fille de ton père.

      «Il faut donc qu'elle soit orpheline.

      «Je n'ai pas besoin de te développer cette idée, qui s'imposera à ton esprit avec toutes ses conséquences; c'est elle qui a déterminé ma résolution.

      «Nos dissentiments et notre rupture n'ont point changé mes sentiments à l'égard de ton père; je sais quelle est sa générosité, sa bonté, son affection pour les siens, et quant à toi, mon cher Léon, je connais ton coeur plein de tendresse et de dévouement; Madeleine va perdre en moi un père qui lui serait un fardeau; elle trouvera en vous une famille, en toi un frère.

      «Je sais que je n'ai pas besoin de consulter ton père à l'avance et de lui demander son consentement; il acceptera Madeleine, parce qu'elle est sa nièce; mais à toi, mon cher Léon, je veux la confier par un acte solennel de dernière volonté.

      «La pauvre enfant va éprouver la plus horrible douleur qu'elle ait encore ressentie; je te demande d'être près d'elle à ce moment, afin que, lorsqu'elle sera frappée, elle trouve une main qui la soutienne, et un coeur dans lequel elle puisse pleurer.

      «Demain tout sera fini pour moi.

      «Je ne peux pas retarder davantage l'exécution de ma résolution: ma guérison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte complète de la vue peut se produire d'un moment à l'autre; j'ai pu encore écrire cette lettre tant bien que mal en enchevêtrant très-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le pourrais peut-être plus; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul.

      «Et précisément, pour accomplir ce que j'ai arrêté, il faut que je sorte seul; nous sommes à la veille d'une grande marée, et demain la mer découvrira une immense étendue de rochers jusqu'à deux kilomètres au moins de la côte; je partirai pour aller à la pêche ainsi que je l'ai fait souvent; je n'en reviendrai point; je serai tombé dans un trou, ou bien je me serai laissé surprendre par la marée montante; ma mort sera le résultat d'un accident comme il en arrive trop souvent sur ces grèves; toi seul sauras la vérité, et j'ai assez foi en ta discrétion pour être certain que personne,—je répète et je souligne personne,—personne au monde ne la connaîtra.

      «Cette lettre reçue, quitte Paris, fais diligence, et quand tu arriveras à Saint-Aubin, Madeleine ne saura rien encore, je l'espère; au moins j'aurai tout arrangé pour cela.

      «Adieu, mon cher Léon, mon cher enfant, je t'embrasse tendrement.

      «ARMAND HAUPOIS.»

      À cette longue lettre était attachée une feuille de papier portant un en-tête imprimé,—la copie des notes de la chancellerie;—mais Léon n'en commença pas la lecture immédiatement, et ce fut seulement après être resté assez longtemps immobile, anéanti par ce qu'il venait d'apprendre, étourdi par la secousse qu'il avait reçue, qu'il revint à ces notes et qu'il se mit à lire machinalement.

      Note individuelle.

      Nom et prénoms du magistrat.—Haupois (Armand-Charles).

      Lieu et département où il est né.—Rouen (Seine-Inférieure).

      Son état ou profession avant d'être magistrat.—Avocat.

      État ou profession de son père.—Officier retraité.

      Dire s'il parle ou écrit quelque langue étrangère ou quelque idiome utile.—L'anglais, l'italien.

      Quel est son revenu indépendamment de son traitement?—Nul.

      Demande-t-il quelque avancement?—Il accepterait les fonctions de conseiller, mais il ne demande rien.

      Dire s'il irait partout où il pourrait être envoyé en France.—Non.

      Quel est le ressort où il désire être placé?—Rouen.

      

      Renseignements confidentiels.

      Caractère.—Très ferme.

      Conduite privée.—Irréprochable.

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