De l'origine des espèces. Чарльз Дарвин
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La seule différence qu'il y ait entre les organismes qui produisent annuellement un très grand nombre d'oeufs ou de graines et ceux qui en produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'années à ces derniers pour peupler une région placée dans des conditions favorables, si immense que soit d'ailleurs cette région. Le condor pond deux oeufs et l'autruche une vingtaine, et cependant, dans un même pays, le condor peut être l'oiseau le plus nombreux des deux. Le pétrel Fulmar ne pond qu'un oeuf, et cependant on considère cette espèce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au monde. Telle mouche dépose des centaines d'oeufs; telle autre, comme l'hippobosque, n'en dépose qu'un seul; mais cette différence ne détermine pas combien d'individus des deux espèces peuvent se trouver dans une même région. Une grande fécondité a quelque importance pour les espèces dont l'existence dépend d'une quantité d'alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accroître rapidement en nombre à un moment donné. Mais l'importance réelle du grand nombre des oeufs ou des graines est de compenser une destruction considérable à une certaine période de la vie; or, cette période de destruction, dans la grande majorité des cas, se présente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de protéger d'une façon quelconque ses oeufs ou ses jeunes, une reproduction peu considérable suffit pour maintenir à son maximum le nombre des individus de l'espèce; si, au contraire, les oeufs et les jeunes sont exposés à une facile destruction, la reproduction doit être considérable pour que l'espèce ne s'éteigne pas. Il suffirait, pour maintenir au même nombre les individus d'une espèce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'années, qu'une seule graine fût produite une fois tous les mille ans, mais à la condition expresse que cette graine ne soit jamais détruite et qu'elle soit placée dans un endroit où il est certain qu'elle se développera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la quantité des graines ou des oeufs produits n'a qu'une influence indirecte sur le nombre moyen des individus d'une espèce animale ou végétale.
Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien pénétrer des observations que nous venons de faire; il ne faut jamais oublier que chaque être organisé s'efforce toujours de multiplier; que chacun d'eux soutient une lutte pendant une certaine période de son existence; que les jeunes et les vieux sont inévitablement exposés à une destruction incessante, soit durant chaque génération, soit à de certains intervalles. Qu'un de ces freins vienne à se relâcher, que la destruction s'arrête si peu que ce soit, et le nombre des individus d'une espèce s'élève rapidement à un chiffre prodigieux.
DE LA NATURE DES OBSTACLES À LA MULTIPLICATION.
Les causes qui font obstacle à la tendance naturelle à la multiplication de chaque espèce sont très obscures. Considérons une espèce très vigoureuse; plus grand est le nombre des individus dont elle se compose, plus ce nombre tend à augmenter. Nous ne pourrions pas même, dans un cas donné, déterminer exactement quels sont les freins qui agissent. Cela n'a rien qui puisse surprendre, quand on réfléchit que notre ignorance sur ce point est absolue, relativement même à l'espèce humaine, quoique l'homme soit bien mieux connu que tout autre animal. Plusieurs auteurs ont discuté ce sujet avec beaucoup de talent; j'espère moi-même l'étudier longuement dans un futur ouvrage, particulièrement. à l'égard des animaux retournés à l'état sauvage dans l'Amérique méridionale. Je me bornerai ici à quelques remarques, pour rappeler certains points principaux à l'esprit du lecteur. Les oeufs ou les animaux très jeunes semblent ordinairement souffrir le plus, mais il n'en est pas toujours ainsi; chez les plantes, il se fait une énorme destruction de graines; mais, d'après mes observations, il semble que ce sont les semis qui souffrent le plus, parce qu'ils germent dans un terrain déjà encombré par d'autres plantes. Différents ennemis détruisent aussi une grande quantité de plants; j'ai observé, par exemple, quelques jeunes plants de nos herbes indigènes, semés dans une plate-bande ayant 3 pieds de longueur sur 2 de largeur, bien labourée et bien débarrassée de plantes étrangères, et où, par conséquent, ils ne pouvaient pas souffrir du voisinage de ces plantes: sur trois cent cinquante-sept plants, deux cent quatre-vingt-quinze ont été détruits, principalement par les limaces et par les insectes. Si on laisse pousser du gazon qu'on a fauché pendant très longtemps, ou, ce qui revient au même, que des quadrupèdes ont l'habitude de brouter, les plantes les plus vigoureuses tuent graduellement celles qui le sont le moins, quoique ces dernières aient atteint leur pleine maturité; ainsi, dans une petite pelouse de gazon, ayant 3 pieds sur 7, sur vingt espèces qui y poussaient, neuf ont péri, parce qu'on a laissé croître librement les autres espèces.
La quantité de nourriture détermine, cela va sans dire, la limite extrême de la multiplication de chaque espèce; mais, le plus ordinairement, ce qui détermine le nombre moyen des individus d'une espèce, ce n'est pas la difficulté d'obtenir des aliments, mais la facilité avec laquelle ces individus deviennent la proie d'autres animaux. Ainsi, il semble hors de doute que la quantité de perdrix, de grouses et de lièvres qui peut exister dans un grand parc; dépend principalement du soin avec lequel on détruit leurs ennemis. Si l'on ne tuait pas une seule tête de gibier en Angleterre pendant vingt ans, mais qu'en même temps on ne détruisît aucun de leurs ennemis, il y aurait alors probablement moins de gibier qu'il n'y en a aujourd'hui, bien qu'on en tue des centaines de mille chaque année. Il est vrai que, dans quelques cas particuliers, l'éléphant, par exemple, les bêtes de proie n'attaquent pas l'animal; dans l'Inde, le tigre lui-même se hasarde très rarement à attaquer un jeune éléphant défendu par sa mère.
Le climat joue un rôle important quant à la détermination du nombre moyen d'une espèce, et le retour périodique des froids ou des sécheresses extrêmes semble être le plus efficace de tous les freins. J'ai calculé, en me basant sur le peu de nids construits au printemps, que l'hiver de 1854-1855 a détruit les quatre cinquièmes des oiseaux de ma propriété; c'est là une destruction terrible, quand on se rappelle que 10 pour 100 constituent, pour l'homme, une mortalité extraordinaire en cas d'épidémie. Au premier abord, il semble que l'action du climat soit absolument indépendante de la lutte pour l'existence; mais il faut se rappeler que les variations climatériques agissent directement sur la quantité de nourriture, et amènent ainsi la lutte la plus vive entre les individus, soit de la même espèce, soit d'espèces distinctes, qui se nourrissent du même genre d'aliment. Quand le climat agit directement, le froid extrême, par exemple, ce sont les individus les moins vigoureux, ou ceux qui ont à leur disposition le moins de nourriture pendant l'hiver, qui souffrent le plus. Quand nous allons du sud au nord, ou que nous passons d'une région humide à une région desséchée, nous remarquons toujours que certaines espèces deviennent de plus en plus rares, et finissent par disparaître; le changement de climat frappant nos sens, nous sommes tout disposés à attribuer cette disparition à son action directe. Or, cela n'est point exact; nous oublions que chaque espèce, dans les endroits mêmes où elle est le plus abondante, éprouve constamment de grandes pertes à certains moments de son existence, pertes que lui infligent des ennemis ou des concurrents pour le même habitat et pour la même nourriture; or, si ces ennemis ou ces concurrents sont favorisés si peu que ce soit par une légère variation du climat, leur nombre s'accroît considérablement, et, comme chaque district contient déjà autant d'habitants qu'il peut en nourrir, les autres espèces doivent diminuer. Quand nous nous dirigeons vers le sud et que nous voyons une espèce diminuer en nombre, nous pouvons être certains que cette diminution tient autant à ce qu'une autre espèce a été favorisée qu'à ce que la première a éprouvé un préjudice. Il en est de même, mais à un degré moindre, quand nous remontons vers le nord, car le nombre des espèces de toutes sortes, et, par conséquent, des concurrents, diminue dans les pays septentrionaux. Aussi rencontrons-nous beaucoup plus souvent, en nous dirigeant vers le nord, ou en faisant l'ascension d'une montagne, que nous ne le faisons en suivant une direction opposée, des formes rabougries, dues directement à l'action nuisible, du climat. Quand nous atteignons les régions arctiques, ou les sommets couverts de neiges éternelles, ou les déserts absolus, la lutte pour l'existence n'existe plus qu'avec les éléments.
Le nombre prodigieux