Les grandes espérances. Charles Dickens
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Читать онлайн книгу Les grandes espérances - Charles Dickens страница 6
La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d'un pantalon, c'est (je puis l'avouer) une grande punition. La pensée que j'allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l'idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n'avais jamais pensé qu'il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j'étais assis ou que j'allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l'homme à la jambe ferrée, qui m'avait fait jurer le secret, me criant qu'il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu'au lendemain, mais qu'il lui fallait manger tout de suite. D'autre fois, je pensais que le jeune homme, qu'il était si difficile d'empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d'heure et se croire des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain! S'il est jamais arrivé à quelqu'un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n'est-il jamais arrivé à personne.
C'était la veille de Noël, et j'étais chargé de remuer, avec une tige en cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à huit heures, au coucou hollandais. J'essayai de m'acquitter de ce devoir sans me séparer de ma tartine, et cela me fit penser une fois de plus à l'homme chargé de fers, et j'éprouvai alors une certaine tendance à sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était bien difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu'à ma petite chambre, où je déposai cette partie de ma conscience.
Écoute! dis-je, quand j'eus fini avec le pudding, et que je revins prendre encore un peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu'on ne m'envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de canon, Joe?
—Ah! dit Joe, encore un forçat d'évadé!
—Qu'est-ce que cela veut dire, Joe?»
Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des explications, répondit avec aigreur:
«Échappé! échappé!...» administrant ainsi la définition comme elle administrait l'eau de goudron.
Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée sur son ouvrage d'aiguille, je tâchai par des mouvements muets de mes lèvres de faire entendre à Joe cette question:
«Qu'est-ce qu'un forçat?»
Joe me fit une réponse grandement élaborée, à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus former que le seul mot: «Pip!...»
«Un forçat s'est évadé hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en avertir; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.
—Qu'est-ce qui tire? demandai-je.
—Qu'est-ce que c'est qu'un garçon comme ça? fit ma sœur en fronçant le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel tu fais.... Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de mensonges.»
Je pensais que ce n'était pas très poli pour elle-même de me laisser entendre qu'elle me dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle n'était jamais polie avec moi, excepté quand il y avait du monde.
À ce moment, Joe vint augmenter ma curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la forme d'un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut être:
«Boudé...»
Je regardai naturellement Mrs Joe et dis:
«Elle?»
Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il répéta le mouvement avec plus d'énergie encore; je ne compris pas davantage.
Mistress Joe, dis-je comme dernière ressource, je voudrais bien savoir... si cela ne te fait rien... où l'on tire le canon?
—Que Dieu bénisse cet enfant! s'écria ma sœur d'un ton qui faisait croire qu'elle pensait tout le contraire de ce qu'elle disait. Aux pontons!
—Oh! dis-je en levant les yeux sur Joe, aux pontons!»
Joe me lança un regard de reproche qui disait:
«Je te l'avais bien dit[1].
—Et s'il te plaît, qu'est-ce que les pontons? repris-je.
—Voyez-vous, s'écria ma sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des vaisseaux qui servent de prison, et qu'on trouve en traversant tout droit les marais.
—Je me demande qui on peut mettre dans ces prisons, et pourquoi on y met quelqu'un?» dis-je d'une manière générale et avec un désespoir calme.
C'en était trop pour Mrs Joe, qui se leva immédiatement.
«Je vais te le dire, méchant vaurien, fit-elle. Je ne t'ai pas élevé pour que tu fasses mourir personne à petit feu; je serais à blâmer et non à louer si je l'avais fait. On met sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te coucher, et dépêchons!»
On ne me donnait jamais de chandelle pour m'aller coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l'obscurité, ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots et je sentais avec épouvante que les pontons étaient faits pour moi; j'étais sur le chemin, c'était évident! J'avais commencé à faire des questions, et j'étais sur le point de voler Mrs Joe.
Depuis cette époque, bien reculée maintenant, j'ai souvent pensé combien peu de gens savent à quel point on peut compter sur la discrétion des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n'est plus déraisonnable que la terreur. J'éprouvais une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait absolument à mon cœur et à mes entrailles. J'éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J'éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu'on m'avait arraché ce terrible serment; je n'avais aucun espoir d'être délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais; et je suis effrayé rien qu'en pensant à ce qu'un ordre quelconque aurait pu m'amener à faire sous l'influence de cette terreur.
Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d'aborder et d'être pendu tout de suite que d'attendre. J'aurais eu peur de dormir, quand même j'en aurais eu l'envie, car je savais que c'était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer