Anie. Hector Malot
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A côté des indifférents qui ne daignaient pas l'entendre, il avait aussi rencontré des avisés qui ne lui prêtaient qu'une oreille trop attentive ou des yeux trop clairvoyants ; plus dangereux ceux-là ; et ils le lui avaient bien prouvé en mettant habilement en œuvre ce qu'ils avaient qualifié d'insensé.
Avec les réclamations, les procès, il était descendu dans l'enfer, et désormais sa vie avait été faite d'attentes dans les agences, de visites chez les avoués, les agréés, les huissiers ; de conférences avec les avocats, de comparutions chez les experts, de fièvres, d'exaspérations, d'anéantissements aux audiences à Paris, en province, partout où on l'avait traîné.
VII
A son arrivée à Paris, tout occupé de l'invention d'une bouée lumineuse, il avait été consulter un chimiste dont les livres qu'il avait longuement travaillés lui inspiraient confiance, et dont le nom faisait autorité dans la science, François Sauval ; et pendant assez longtemps il avait poursuivi, sous la direction de celui-ci, une série d'expériences sur les matières à employer pour la production de l'éclairage dans l'eau. De là étaient nées des relations entre eux, bienveillantes chez le maître, très attentif à séduire la jeunesse, respectueuses chez l'élève, et quand il avait un conseil à demander ou un doute à éclaircir, c'était toujours à Sauval qu'il s'adressait.
Sauval était chimiste parce que son grand-père ainsi que son père l'avaient été, et parce qu'avec son sens juste de la vie il avait, tout jeune, compris les avantages qu'il y avait pour lui à profiter du nom et de l'autorité qu'ils s'étaient acquis dans le monde scientifique, et à se mettre en état d'hériter des positions officielles qu'ils avaient successivement occupées ; mais, plus que chimiste encore, plus que savant, il était, bien qu'il s'en défendît, un homme d'affaires incomparable, devant qui l'agréé le plus fin, l'avoué le plus retors n'étaient que des écoliers.
En écoutant d'une oreille complaisante les projets et les rêveries de Barincq, il avait sagement douché son ambition d'une main impitoyable, et, avec l'expérience que lui donnaient son autorité et sa situation, il lui avait prouvé qu'il ne devait pas chercher à sortir de l'ordre de recherches dans lequel il avait eu la chance de réussir.
— Tenez-vous-en à l'industrie, ne cessait-il de lui répéter ; gagnez de l'argent, et, puisque vous n'avez pas pris dès le départ le chemin qui conduit au mandarinat scientifique, laissez la science aux mandarins. Ah ! si j'étais à votre place, et si j'avais vos aptitudes pour les affaires, quelle fortune je ferais !
« Faire fortune, gagner de l'argent », était le refrain de sa conversation ; et, s'il est vrai que le mot qui revient le plus souvent sur nos lèvres soit celui qui donne la clé de notre nature, on pouvait conclure en l'écoutant qu'il était un homme d'argent. Cela surtout, avant tout et par-dessus tout, avec un but aussi généreux que touchant, qui était de donner à chacune de ses cinq filles un million en la mariant. Le type du savant, gauche, simple, maladroit, timide ou rébarbatif, qui ne sort pas de son laboratoire, ignore le monde, ne voit dans l'argent qu'un métal ductile et malléable qui fond vers 1000°, et peut se combiner avec l'oxygène, n'était nullement celui de Sauval qui, au contraire, représentait mieux que tout autre le savant aimable, élégant, homme du monde autant qu'homme d'affaires, assez prudent pour ne pas se laisser exploiter par les industriels, et assez habile pour les exploiter lui-même par des procédés perfectionnés qui en exprimaient jusqu'à la dernière goutte la substance utilisable.
Toutes les positions officielles que l'État peut donner, Sauval les avait successivement occupées ou les occupait encore, à l'Institut agronomique, au Conservatoire, aux Gobelins, au Muséum, à l'École centrale, à la préfecture de la Seine, à la préfecture de police ; de plus il était le directeur-conseil de nombreuses fabriques de produits chimiques ou pharmaceutiques qui payaient de cette façon son influence ; mais, comme tout cela, si important qu'en fût le total cumulé, n'était point encore assez gros pour son appétit, et ne pouvait pas lui gagner les millions qu'il voulait, il les demandait à l'industrie en prenant des brevets dans les branches de la chimie où il y a de l'argent à gagner, celle des engrais et celle des matières colorantes.
Ces brevets, il ne les exploitait pas lui-même, retenu par sa situation, mais il les cédait à des commerçants, à des spéculateurs que cette situation précisément éblouissait, et qui se laissaient entraîner par l'espoir de produire avec rien quelque chose de valeur, tout comme les dupes des anciens alchimistes espéraient obtenir la transmutation des métaux. Comment n'eussent-ils pas subi le prestige de son nom qu'il savait très habilement faire tambouriner par les journaux ! Ce n'était pas avec un pauvre diable d'inventeur qu'ils traitaient, mais avec un savant dont les titres occupaient une longue suite de lignes dans les annuaires ; ce n'était pas dans un galetas que les signatures s'échangeaient, mais dans une noble maison donnée par l'État, sur la cour de laquelle s'ouvraient les portes d'écuries habitées par quatre chevaux, et de remises abritant trois voitures élégantes dignes du mondain le plus correct.
En conseillant à Barincq de gagner de l'argent, jamais Sauval ne lui avait conseillé d'exploiter un de ses nombreux brevets ; seulement ce qu'il ne disait pas franchement il l'insinuait avec des finesses auxquelles on ne pouvait pas ne pas se laisser prendre. Mais, féru de ses idées en vrai inventeur qu'il était, Barincq avait longtemps résisté à ses avances : pourquoi acheter les découvertes des autres quand on en a soi-même à revendre ; ce n'était pas du manque d'idées qu'il souffrait, mais bien de ne pouvoir pas faire accepter les siennes.
Cependant, à la longue, exaspéré par l'hostilité qu'il rencontrait, découragé par l'indifférence qu'on lui opposait, écrasé par l'injustice, il avait fini par se demander si ces idées que tout le monde repoussait, valaient réellement quelque chose ; si on se les appropriait par d'adroites modifications, n'était-ce pas parce qu'elles manquaient d'une forte empreinte personnelle ? Enfin, s'il ne réussissait en rien maintenant, n'était-ce pas parce qu'il avait épuisé sa veine ? Il y a du joueur dans tout inventeur, et quel joueur ne croit pas à la chance ?
Si la sienne déclinait, celle de Sauval s'affirmait chaque jour davantage, à ce point qu'il ne touchait pas à une chose sans la réussir. Dans ces conditions ne serait-ce pas pousser l'infatuation jusqu'à l'aveuglement que de s'obstiner dans ses luttes stériles au lieu de saisir l'occasion qui s'offrait à lui ?
Bien souvent, Sauval lui parlait d'expériences poursuivies depuis longtemps dans son laboratoire, qui, le jour où elles aboutiraient, seraient pour certaines matières extraites du goudron de houille ce que la découverte de Lightfoot avait été pour le noir d'aniline. Un jour, en venant consulter Sauval, il aperçut exposées en belle place des bandes de calicot teintes en rouge, en ponceau, en jaune, en bleu, en violet.
— Je vois que ces échantillons vous intéressent, dit Sauval qui avait suivi ses regards ; ils vous intéresseront encore bien davantage quand vous saurez que ces couleurs qui ont subi l'opération du vaporisage sont pour quelques-unes aussi indestructibles que le noir d'aniline.
Sans être chimiste de profession, et sans avoir étudié spécialement la chimie des matières colorantes, Barincq savait cependant qu'on ne possédait encore que le noir d'aniline qui fût indestructible, et que les autres couleurs qu'on essayait d'extraire de la houille ne présentaient aucune solidité. En disant que la teinture de ces bandes de calicot était aussi indestructible que celle du noir d'aniline, Sauval annonçait donc une découverte considérable, qui allait produire une révolution dans l'industrie des étoffes et apporter à son inventeur une fortune énorme.
— Croyez-vous que vous n'auriez pas mieux fait, mon pauvre