L'hérésiarque et Cie. Guillaume Apollinaire
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—Ce Gabriel Fernisoun est certainement en paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses péchés, et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit le nombre des saints aémères que l'Église honore le jour de la Toussaint.
Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris, depuis, qu'avec l'assentiment de l'archevêque, qui vient d'hériter de la très grosse fortune de Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bizarre et édifiant de ce juif qui, ayant vécu en criminel, fut sauvé parce qu'il eut la foi. Ce prêtre a obtenu les dépositions écrites de l'agent, de Nella, du commissaire de police. Je lui ai promis la mienne.
Dans cinquante ans, le procès de canonisation de Gabriel Fernisoun viendra à Rome. L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la minute qui se passa entre son baptême et sa mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et admirable, et sa vie précédente, lavée dans l'eau baptismale, ne compte pas au point de vue religieux. Les miracles opérés par son cadavre paraîtront incontestables. La science est ridicule qui essaye d'expliquer par des moyens naturels la bonne odeur exhalée par un corps mort. De plus, ce cadavre opéra une conversion. Car Nella, poussée, il est vrai, par le prêtre, est, en effet, devenue une religieuse et édifie ses compagnes de couvent à cette heure. Les deux miracles accomplis sur les agents sont patents. Les incrédules peuvent invoquer le hasard à propos de mort subite et d'héritage inattendu, mais le hasard n'a rien à faire dans les procès de canonisation. La seule chicane dont l'avocat du diable pourra tirer parti, portera sur l'eau ayant servi au baptême. L'onde des ruisseaux parisiens est rarement claire. Comme Fernisoun fut baptisé non loin d'une station de voitures, l'avocat du diable insinuera que cette eau ne fut peut-être que du pissat de cheval. Si cette opinion prévaut, il sera avéré que Gabriel Fernisoun n'a jamais été baptisé et, en ce cas, mon Dieu! nous savons tous que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
L'HÉRÉSIARQUE
Le monde anglo-saxon s'intéresse aux questions religieuses. En Amérique surtout, de nouvelles religions issues du christianisme surgissent chaque année et recrutent nombre d'adhérents.
Au contraire, les réformateurs et les prophètes laisseraient la Catholicité fort indifférente. En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa religion. Aussi est-il bien rare que se produisent de ces petites dissensions théologiques qui amenaient autrefois la fondation d'une hérésie. À la vérité, il arrive souvent que des prêtres catholiques se séparent de l'Église. Ces fuites sont dues à la perte de la foi. Beaucoup de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opinions spéciales sur des points de morale ou de discipline (le mariage des ecclésiastiques, etc.). Les défroqués sont pour la plupart des incroyants; quelques-uns pourtant créent un petit schisme. Mais il n'y a plus d'hérésiarque véritable—comme Arius, par exemple. Il peut exister quelque turlupin solitaire, tandis qu'il semble impossible qu'un éliésaïte surgisse.
Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei qui, à la fin du XIXe siècle, fonda à Rome l'hérésie dite des Trois-Vies, est unique, à mon sens.
À partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei fut, à Rome, le représentant près de l'État de son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei était théologien et gastronome, pieux et gourmand. Il était fort bien en cour pontificale, et, n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet homme si bien fait pour devenir un calme pourpré, se perdit en prétendant fonder une hérésie. À la suite de son excommunication, il s'était retiré dans une villa de Frascati. Il y pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques, deux pieuses dames, et quelques enfants campagnards auxquels il enseignait le rudiment. À son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse destinée à remplacer le catholicisme. Comme tout hérésiarque, il repoussait le dogme de l'Infaillibité papale, et jurait que Dieu lui avait donné des pouvoirs de réforme sur son Église. J'imagine que si Benedetto Orfei était devenu pape, et que l'idée de son hérésie ne lui eût été inspirée qu'à ce moment, il se serait au contraire servi du dogme de l'Infaillibilité pour obliger les catholiques à croire en sa doctrine, que nul n'aurait alors niée sans être hérétique.
Je visitai Benedetto Orfei par une douce après-midi de mai. L'hérésiarque était assis dans un fauteuil moelleux. Sur sa table s'étalaient des papiers—probablement des brefs ou encycliques,—Il me reçut fort civilement et fit servir, pour m'honorer, de vieux flacons de vino santo et certaines confiseries romaines ou siciliennes: des noix confites dans du miel, une sorte de pâté fait de pâte de fondant aux trois parfums de rose, de menthe et de citron, où étaient enfouis des morceaux de fruits confits (écorces d'orange, cédrats, ananas), de la pâte de coing très douce appelée cotogniata, une autre pâte nommée cocuzzata, et une sorte de crêpes de pâte de pêche que l'on nomme persicata. Il exigea que je goûtasse au vino santo et le dégusta avec moi, non sans donner des marques de satisfaction réelle: hochements de tête, agitation d'une gorgée de vin dans la bouche avec mouvements appropriés des lèvres et des joues, léger frottement de la main gauche sur l'estomac. Je m'aperçus bientôt que ce bon hérésiarque était sourd. Comme il savait que je venais le visiter afin de prendre des notes destinées à élaborer dans la suite un essai sur son hérésie, je le laissai parler sans jamais l'interrompre.
Benedetto Orfei, qui était originaire d'Alessandria, en parlait volontiers le dialecte. Son discours était émaillé de paroles grasses, presque obscènes, mais étonnamment expressives. C'est le fait des mystiques d'employer de telles paroles, le mysticisme touche de près l'érotisme. Malgré l'intérêt que pourraient avoir certaines expressions pour les philologues, je n'insisterai pas sur ce côté de l'esprit d'Orfei. Ma science très superficielle des dialectes italiens ne m'a d'ailleurs pas permis de tout comprendre, et je n'ai saisi le sens de nombre de mots que grâce à la mimique qui accompagnait les discours de l'hérésiarque.
Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce qu'il nommait sa conversion illuminatrice:
—Je m'étais occupé tout le jour de l'hypostase. Le soir venu, après avoir dit ma prière, je me couchai et commençai le rosaire. En même temps je méditais sur les mystères de la Religion. Je songeais à la bonté du Fils de Dieu, qui, pour effacer la tache originelle, se fit homme et mourut sur la Croix, supplice infamant, entre deux larrons. Une phrase qui prit la forme d'un refrain populaire vint chanter en mon esprit:
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