Lourdes. Emile Zola
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Désormais, Pierre était au séminaire. Nettement, les classes, le préau avec ses arbres, s'évoquaient. Mais, soudain, il ne vit plus, comme dans une glace, que la figure du jeune homme qu'il était alors; et il la considérait, il la détaillait, ainsi que la figure d'un étranger. Grand et mince, il avait un visage long, avec un front très développé, haut et droit comme une tour, tandis que les mâchoires s'effilaient, se terminaient en un menton très fin. Il apparaissait tout cerveau; la bouche seule, un peu forte, restait tendre. Quand la face, sérieuse, se détendait, la bouche et les yeux prenaient une tendresse infinie, une faim inapaisée d'aimer, de se donner et de vivre. Tout de suite, d'ailleurs, la passion intellectuelle revenait, cette intellectualité qui l'avait toujours dévoré du souci de comprendre et de savoir. Et, ces années de séminaire, il ne se les rappelait qu'avec surprise. Comment avait-il donc pu accepter si longtemps cette rude discipline de la foi aveugle, cette obéissance à tout croire, sans examen? On lui avait demandé le total abandon de sa raison, et il s'y était efforcé, il était parvenu à étouffer en lui le torturant besoin de la vérité. Sans doute, il était amolli des larmes de sa mère, il n'avait que le désir de lui donner le grand bonheur rêvé. À cette heure, pourtant, il se souvenait de certains frémissements de révolte, il retrouvait au fond de sa mémoire des nuits passées à pleurer, sans qu'il sût pourquoi, des nuits peuplées d'images indécises, où galopait la vie libre et virile du dehors, où la figure de Marie revenait sans cesse, telle qu'il l'avait vue un matin, éblouissante et trempée de pleurs, le baisant de toute son âme. Et cela seul demeurait maintenant, les années de ses études religieuses, avec leurs leçons monotones, leurs exercices et leurs cérémonies semblables, s'en étaient allées dans une même brume, un demi-jour effacé, plein d'un mortel silence.
Puis, comme on venait de franchir une station à toute vapeur, dans le coup de vacarme de la course, ce fut en lui une succession de choses confuses. Il remarqua un grand clos désert, il crut s'y revoir à vingt ans. Sa rêverie s'égarait. Une indisposition assez grave, en le retardant dans ses études, l'avait jadis fait envoyer à la campagne. Il était resté longtemps sans revoir Marie: deux fois, pendant des vacances passées à Neuilly, il n'avait pu la rencontrer, car elle était continuellement en voyage. Il la savait très souffrante, à la suite d'une chute de cheval qu'elle avait faite, à treize ans, au moment où elle allait devenir femme; et sa mère, désespérée, en proie aux consultations contradictoires des médecins, la conduisait chaque année à une station d'eau différente. Puis, il avait appris le coup de foudre, la mort brusque de cette mère si sévère, mais si utile aux siens, et dans des circonstances tragiques: une fluxion de poitrine qui l'avait emportée en cinq jours, prise un soir de promenade, à la Bourboule, comme elle retirait son manteau pour le jeter sur les épaules de Marie, amenée là en traitement. Le père avait dû partir, ramener sa fille à demi folle et le corps de sa femme morte. Le pis était que, depuis la disparition de la mère, les affaires de la famille périclitaient, s'embarrassaient de plus en plus, aux mains de l'architecte, qui jetait sa fortune sans compter, dans le gouffre de ses entreprises. Marie ne bougeait plus de sa chaise longue, et il ne restait que Blanche pour diriger la maison, prise elle-même par ses derniers examens, des diplômes qu'elle s'entêtait à obtenir, dans la prévision du pain qu'il lui faudrait certainement gagner un jour.
Pierre, tout d'un coup, eut la sensation d'une vision claire, qui se dégageait de l'amas de ces faits troubles, à demi oubliés. C'était pendant un congé que le mauvais état de sa santé l'avait encore forcé de prendre. Il venait d'avoir vingt-quatre ans, il était très en retard, n'ayant reçu jusque-là que les quatre ordres mineurs; mais, dès sa rentrée, il allait recevoir le sous-diaconat, ce qui l'engagerait à jamais, par un serment inviolable. Et la scène se reconstituait précise, dans ce petit jardin de Neuilly, celui des Guersaint, où il était venu jouer si souvent autrefois. On avait roulé sous les grands arbres du fond, près de la haie mitoyenne, la chaise longue de Marie; et ils étaient seuls au milieu de la paix triste de l'après-midi d'automne, et il voyait Marie en grand deuil de sa mère, à demi allongée, les jambes inertes; tandis que lui, vêtu également de noir, en soutane déjà, était assis sur une chaise de fer, près d'elle. Depuis cinq ans, elle souffrait. Elle avait dix-huit ans, pâlie et amaigrie, sans cesser d'être adorable, avec ses royaux cheveux d'or que la maladie respectait. D'ailleurs, il croyait la savoir à jamais infirme, condamnée à n'être jamais femme, frappée dans son sexe même. Les médecins, qui ne s'entendaient pas, l'abandonnaient. Sans doute, par cette morne après-midi, où les feuilles jaunies pleuvaient sur eux, elle lui disait ces choses. Mais il ne se rappelait pas les paroles, il avait seuls présents son sourire pâle, son visage de jeunesse, si charmant encore, désespéré déjà par le regret de la vie. Puis, il avait compris qu'elle évoquait le jour lointain de leur séparation, à cette place même, derrière la haie criblée de soleil; et tout cela était comme mort, leurs larmes, leur embrassement, leur promesse de se retrouver un jour, dans une certitude de félicité. Ils se retrouvaient, mais à quoi bon maintenant? puisqu'elle était comme morte, et que lui allait mourir à la vie de ce monde. Du moment que les médecins la condamnaient, qu'elle ne serait plus femme, ni épouse ni mère, il pouvait bien lui aussi renoncer à être un homme, s'anéantir en Dieu, auquel sa mère le donnait. Et il sentait la douce amertume de cette entrevue dernière, Marie souriant douloureusement de leurs anciens enfantillages, lui parlant du bonheur qu'il goûterait sûrement dans le service de Dieu, si émue à cette pensée, qu'elle lui avait fait promettre de la convier à entendre sa première messe.
À la station de Sainte-Maure, il y eut un brouhaha qui ramena un instant l'attention de Pierre dans le wagon. Il crut à quelque crise, à un évanouissement nouveau. Mais les faces de douleur qu'il rencontra, restaient les mêmes, gardaient la même expression contractée, l'attente anxieuse du secours divin, si lent à venir. M. Sabathier tâchait de caser ses jambes, le frère Isidore jetait une petite plainte continue d'enfant mourant, tandis que madame Vêtu, en proie à un accès terrible, l'estomac dévoré, ne soufflait même pas, serrant les lèvres, la face décomposée, noire et farouche. C'était madame de Jonquière, qui, en nettoyant un vase, venait de laisser tomber le broc de zinc. Et, malgré leurs tourments, cela avait égayé les malades, ainsi que des âmes simples, que la souffrance rendait puériles. Tout de suite, sœur Hyacinthe, qui avait raison de les appeler ses enfants, des enfants qu'elle menait d'un mot, leur fit reprendre le chapelet, en attendant l'Angélus qu'on devait dire à Châtellerault, selon le programme arrêté. Les Ave se succédèrent, ce ne fut plus qu'un murmure, un marmottement perdu dans le bruit des ferrailles et le grondement des roues.
Pierre avait vingt-six ans, et il était prêtre. Quelques jours avant son ordination, des scrupules tardifs lui étaient venus, la sourde conscience qu'il s'engageait sans s'être interrogé nettement. Mais il avait évité de le faire, il vivait dans l'étourdissement de sa décision, croyant avoir, d'un coup de hache, coupé en lui toute humanité. Sa chair était bien morte avec l'innocent roman de son enfance, cette blanche fille aux cheveux d'or, qu'il ne revoyait plus que couchée sur un lit d'infirme, la chair morte comme la sienne. Et il avait fait ensuite le sacrifice de sa raison, ce qu'il croyait alors d'une facilité plus grande, espérant qu'il suffisait de vouloir pour ne pas penser. Puis, il était trop tard, il ne pouvait reculer au dernier moment; et, si, à l'heure de prononcer le dernier serment solennel, il s'était senti agité d'une terreur secrète, d'un regret indéterminé et immense, il avait oublié tout, récompensé divinement de son effort, le jour où il avait donné à sa mère la grande joie, si longtemps attendue, de lui entendre dire sa première messe. Il l'apercevait encore, sa pauvre mère, dans la petite église de Neuilly, qu'elle avait choisie elle-même, l'église où les obsèques du père s'étaient célébrées; il l'apercevait, par ce froid matin de novembre, presque seule dans la chapelle sombre, agenouillée et la face entre les mains, pleurant longuement, pendant qu'il élevait l'hostie. Elle avait goûté là son dernier bonheur, car elle vivait solitaire et