Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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Читать онлайн книгу Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau страница 11
—Madame votre mère, reprit le digne placeur, a tenu, pendant les quinze dernières années de sa vie, un petit magasin de mercerie?
—En effet.
—Que peut rapporter un petit commerce comme celui-là, à Poitiers? Pas grand'chose, n'est-il pas vrai? Par bonheur, elle avait, en outre, pour l'aider à vivre et à vous élever, une pension annuelle de mille francs.
Cette fois, Paul bondit sur son fauteuil.
Ce secret, il était bien certain que le vieux locataire de l'hôtel du Pérou n'avait pu le surprendre.
—Monsieur, balbutia-t-il, absolument abasourdi; monsieur!... qui a pu vous révéler un fait dont je n'ai parlé à personne depuis que je suis à Paris, une circonstance de ma vie que Rose elle-même ignore?
Le placeur haussa bonnement les épaules.
—Vous devez bien comprendre, répondit-il, qu'un homme de ma position est obligé à des moyens particuliers d'investigation. Eh! sans cela, ne serais-je pas trompé quotidiennement, et, par contre, exposé à tromper les autres!...
Il n'y avait pas une heure que Paul avait passé le seuil de l'agence, mais déjà il savait à quoi s'en tenir sur les «moyens particuliers.»
Il se rappelait l'ordre donné au sieur Beaumarchef.
—D'ailleurs, poursuivait le placeur, si je suis curieux par état, je suis discret aussi. Ne craignez donc pas de me répondre franchement. Comment cette rente parvenait-elle à votre mère?
—Tous les trois mois, par l'intermédiaire d'un notaire de Paris.
—Ah!... Connaissez-vous la personne qui les servait?
—Aucunement.
Cependant Paul commençait à s'inquiéter de cet interrogatoire. Mille appréhensions vagues et inexpliquées tressaillaient en lui.
Il avait beau chercher, il ne voyait ni le but, ni la portée, ni l'utilité de toutes ces questions.
Puis l'explication qui lui avait été donnée ne lui paraissait pas claire. On a beau disposer de moyens puissants, ce n'est pas en une matinée qu'on recueille des notions précises à ce point sur la vie d'un homme.
Et, cependant, rien dans l'attitude du digne placeur ne justifiait les craintes du jeune homme.
Il semblait ne questionner ainsi que par habitude, avec l'insouciance de l'homme qui remplit les formalités de son état, sans conscience de son horrible indiscrétion.
Ce n'est qu'après un assez long silence qu'il reprit la parole:
—Je suis là que je réfléchis, dit-il, et je vois que, selon toute probabilité, c'est votre père qui servait cette rente.
—Non, monsieur, non.
—Qui vous l'a affirmé?
—Ma mère, monsieur, qui me l'a juré sur son salut, et c'était une sainte. Pauvre mère!... je l'aimais et je la respectais trop pour lui parler de ces choses. Une fois, pourtant, poussé par je ne sais quelle misérable curiosité, j'ai osé la questionner, lui demander le nom de notre protecteur. Ses larmes m'ont cruellement fait sentir l'ignominie de ma conduite. Ce nom, je ne l'ai jamais su, mais je sais que mon père est mort avant ma naissance.
M. Mascarot ne voulut pas remarquer l'émotion de son jeune client.
—Comme cela, fit-il, la pension ne vous a pas été continuée après la mort de madame votre mère?
—Cette pension, monsieur, ne nous était plus servie depuis ma majorité. Ma mère à cet égard était prévenue. Il me semble que c'est hier qu'elle m'a appris cette nouvelle. Un soir, et comme c'était l'anniversaire de ma naissance, elle avait préparé un repas meilleur que de coutume. Car elle fêtait ma venue au monde, qu'elle eût dû maudire. Pauvre mère!... «Paul, me dit-elle, lorsque tu es né, un ami généreux m'a promis qu'il m'aiderait à t'élever. Il a tenu sa parole, tu as vingt et un ans, nous ne devons plus rien espérer de lui. Te voici un homme, mon fils, tu ne dois plus compter, je ne dois plus compter que sur toi. Travaille, sois honnête, et si jamais un devoir te paraît pénible, souviens-toi que ta naissance t'impose double obligation!...»
Paul s'interrompit, l'émotion le gagnait, deux larmes chaudes roulèrent le long de ses joues.
—Dix-huit mois plus tard, reprit-il, ma mère mourait subitement, sans avoir eu le temps de se reconnaître... Désormais, j'étais seul au monde, sans famille, sans amis. Oh! oui, je suis bien seul. Je puis mourir, il n'y aura personne derrière mon corbillard. Je puis disparaître, nul ne s'inquiétera, car nul ne sait que j'existe.
La physionomie de M. Mascarot était devenue sérieuse.
—Eh bien! je crois que vous vous trompez, monsieur Violaine, je crois que vous avez un ami...
M. Mascarot s'était levé, comme s'il eût voulu dissimuler une émotion dont il n'était pas le maître, et il arpentait son cabinet de long en long, tracassant son beau bonnet de velours, ce qui chez lui est l'indice manifeste de sérieuses délibérations intérieures.
Ce n'est qu'après un bon moment de cet exercice que, sa résolution prise, il s'arrêta brusquement, les bras croisés, devant son jeune client.
—Vous m'avez entendu, mon jeune ami, prononça-t-il. Je ne poursuivrai pas un interrogatoire qui a dû vous blesser...
—Je pensais, monsieur, répondit Paul diplomatiquement, que mon seul intérêt vous dictait toutes ces questions.
—C'est vrai. Je voulais vous éprouver, juger votre franchise; je puis bien vous l'avouer. Pourquoi? Vous le saurez plus tard. Dès à présent, soyez bien persuadé que je n'ignore rien de ce qui vous concerne. Ah! vous vous demandez comment? Permettez-moi de ne pas vous le dire. Admettez une intervention miraculeuse du hasard. Le hasard! cela répond à tout.
Jusqu'alors, Paul n'avait été que fort intrigué. Ces paroles ambiguës lui causaient un véritable effroi que trahit aussitôt sa mobile physionomie.
—Allons, bon! fit le digne placeur en redressant ses lunettes à travers lesquelles il voyait merveilleusement, voici que vous vous épouvantez.
—Il est vrai, monsieur, balbutia Paul.
—Pourquoi! Je me demande vainement ce que peut craindre un homme dans votre position. Allons, cessez de vous creuser la cervelle, vous ne devinerez pas, et abandonnez-vous à moi, qui ne veux que votre bien.
Il dit cela du ton le plus doux et le plus rassurant, et regagnant son fauteuil, il continua:
—Arrivons à vous. Grâce au dévouement de votre mère, qui était, vous l'avez dit justement, une sainte et digne femme, au prix d'héroïques privations, vous avez pu faire vos études au lycée de Poitiers, ni plus ni moins qu'un fils de famille. A dix-huit ans, vous avez été reçu bachelier. Pendant un an, sous prétexte d'attendre une inspiration du ciel, vous avez flâné; enfin, en désespoir de cause, vous êtes entré en qualité de clerc chez