Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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Lentement il remonta la rue de Matignon, regagna le faubourg Saint-Honoré, et enfin entra dans le café ou il avait déjà attendu son associé, et où ils s'étaient donné rendez-vous une fois la bataille gagnée.
L'honorable placeur était déjà arrivé.
Assis dans un coin, devant une chope intacte, enfoui derrière un journal qu'il ne lisait pas, B. Mascarot se mourait d'impatience, tressaillant à chaque bruit de la porte.
Mille appréhensions l'assaillaient. Comme Hortebize tardait! Avait-il donc rencontré quelque obstacle imprévu et insurmontable, cet imperceptible grain de sable qui disloque les plus solides combinaisons?
Dès que le docteur parut:
—Eh bien! demanda-t-il, non sans un chevrotement dans la voix.
—Victoire!... répondit Hortebize.
Et il se laissa tomber sur un tabouret, en ajoutant:
—Ouf!... C'a été dur!
VII
Après avoir pris congé de B. Mascarot, désormais son protecteur, c'est du pas mal assuré d'un homme pris de boisson et en se tenant à la rampe, que Paul Violaine descendit le sale escalier de la maison de placement.
Cette fortune subite, inattendue, qui lui arrivait comme une tuile sur la tête, l'avait absolument enivré, étourdi.
En un moment, sans transition, d'une position si horrible qu'en traversant les ponts il regardait la Seine d'un œil enfiévré, il arrivait à une situation de douze mille francs par an...
Car c'était bien là le chiffre fantastique, inouï, que le placeur avait fait miroiter à ses yeux.
Il avait bien dit: Douze mille francs par an, mille francs par mois, et il avait offert d'avancer le premier mois.
C'était à devenir fou, et Paul l'était presque.
Ses idées étaient à ce point troublées, que hors le fait merveilleux il n'apercevait rien; qu'il ne cherchait aucunement à se rendre compte des incidents divers.
Non, il trouvait toute naturelle cette succession d'événements bizarres: Ce vieux clerc d'huissier apparaissant à point pour lui prêter 500 francs; ce placeur qui connaissait aussi bien que lui sa vie entière, et qui là, tout à coup, sans marchander, lui proposait les appointements d'un chef de section du ministère.
Cependant, une fois dans la rue, sous l'empire de sensations délirantes, Paul n'eut pas l'idée de courir à l'hôtel du Pérou pour y porter la grande nouvelle.
Rose devait l'y attendre, il n'y songea pas, justifiant ainsi les pronostics du docteur Hortebize.
Après cette première gorgée de prospérité, il était pris d'un irrésistible désir de mouvement. Il ressentait un impérieux besoin de dépenser, d'épandre son exaltation. Il lui semblait que sa joie serait doublée s'il pouvait raconter son bonheur, le dire, le clamer.
Mais où aller par le temps qu'il faisait. Et il n'avait pas d'amis à désoler de son succès.
En cherchant bien, pourtant, il se souvint qu'aux jours de ses premières misères à Paris, il avait emprunté quelqu'argent, oh!... bien peu, vingt francs, à un jeune homme de son âge, nommé André, qui ne devait guère être plus riche que lui.
Il lui restait plus de la moitié du billet du vieux clerc d'huissier, une quinzaine de louis environ qui frétillaient dans sa poche, il se sentait des billets de mille francs sur la planche, n'était-ce pas le cas de s'acquitter, en même temps qu'une occasion superbe d'afficher une immense supériorité?
Le malheur est que ce jeune homme demeurait fort loin, tout en haut de la rue de La Tour-d'Auvergne.
La distance effrayait un peu Paul, et il hésitait, quand une voiture vide vint à passer. Il y monta, jetant l'adresse au cocher, du ton d'un homme qui n'est pas habitué à aller à pied.
Le fiacre se mit en marche, et Paul se prit à songer à ce généreux créancier chez lequel il se rendait. André n'était pas un ami; à peine était-ce un camarade.
Paul avait fait sa connaissance dans un petit établissement du boulevard de Clichy, le café de l'Épinette, où il allait souvent avec Rose, lorsque, nouveau venu à Paris, il habitait Montmartre.
Le café de l'Épinette n'est guère fréquenté que par des artistes: peintres, musiciens, comédiens, journalistes, tous grands hommes en herbe, qui discutent furieusement en buvant d'énormes quantités de bière.
Quant au nom de l'établissement, il lui vient d'un piano installé dans une des salles du haut, instrument infortuné, soumis aux plus sévères épreuves, rarement d'accord, et dont on entend les gémissements du milieu de la chaussée.
André, d'après ce que savait Paul, qui ne lui connaissait même pas d'autre nom et qui jamais n'avait été chez lui, André était artiste et avait plusieurs cordes à son arc.
D'abord, il était sculpteur ornemaniste, c'est-à-dire qu'il exécutait, à la journée ou à la tache, ces motifs si souvent ridicules dont les propriétaires ont bien le droit d'orner leurs bâtisses, mais qu'ils ont le tort de faire payer à leurs locataires.
C'est un métier assez pénible que celui de sculpteur-ornemaniste.
Le plus souvent, il faut travailler à des hauteurs vertigineuses, sur des échafaudages que fait osciller le plus léger mouvement; il faut se confier à des planches étroites ou se risquer au sommet d'échelles branlantes. De plus, à de rares exceptions, on est exposé à toutes les intempéries, gelé en hiver, grillé en été, sans autre abri contre la pluie qu'une toile déchirée. Il est vrai que si l'état est dur, il est lucratif.
Donc, André devait vivre assez bien de ses figures et de ses guirlandes.
Seulement, pendant bien des années, ce qui lui était venu par le maillet et le ciseau s'en était allé par les pinceaux et par les couleurs.
Car il était peintre aussi, mais alors pour son plaisir, pour la satisfaction de son ambition, pour obéir à une vocation irrésistible.
Il avait beaucoup étudié, beaucoup travaillé chez plusieurs maîtres, puis enfin, un beau jour, se sentant assez fort pour marcher seul, il avait pris un atelier.
De ce moment la peinture ne lui coûta plus rien. Deux fois déjà il avait exposé et les marchands commençaient à apprendre le chemin de sa maison.