Le livre de la pitié et de la mort. Pierre Loti
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Je dormis longtemps après ce rêve,—une heure, deux heures, je ne sais; au réveil, au retour des pensées, dès qu'un premier souvenir m'en revint, j'éprouvai cette sorte de commotion intérieure qui fait faire un sursaut et ouvrir tout grands les yeux... Dans ma mémoire, je retrouvai d'abord la vision à son moment le plus intense, celui où tout à coup j'avais songé à elle, en reconnaissant son grand chapeau jeté sur cette chaise, et où, derrière moi, elle avait paru... Puis lentement, peu à peu, je me rappelai tout le reste: les détails si précis de cet appartement déjà connu, cette femme plus âgée entrevue dans l'ombre, cette promenade dans cette petite rue déserte... Où donc avais-je vu et aimé tout cela? Je cherchai rapidement dans mon passé avec une sorte d'inquiétude, d'anxieuse tristesse, me croyant sûr de trouver. Mais non, rien, nulle part; dans ma propre vie, rien de pareil...
La tête humaine est remplie de souvenirs innombrables, entassés pêle-mêle, comme des fils d'écheveaux brouillés; il y en a des milliers et des milliers serrés dans des recoins obscurs d'où ils ne sortiront jamais; la main mystérieuse qui les agite et les retourne va quelquefois prendre les plus ténus et les plus insaisissables pour les amener un instant en lumière, pendant ces calmes qui précèdent ou suivent les sommeils. Celui que je viens de raconter ne reparaîtra certainement jamais, et reparaîtrait-il même, une autre nuit, que je n'en apprendrais pas davantage au sujet de cette femme et de ce lieu d'exil, parce que, dans ma tête, il n'y a sans doute rien de plus qui les concerne; c'est le dernier fragment d'un fil brisé, qui doit finir là où s'est arrêté mon rêve; le commencement et la suite n'existaient que dans d'autres cerveaux depuis longtemps retournés à la poussière.
Parmi mes ascendants, j'ai eu des marins dont la vie et les aventures ne me sont qu'imparfaitement connues; et il y a certainement, je ne sais où, dans quelque petit cimetière des colonies, de vieux ossements qui sont les restes de la jeune femme au grand chapeau de paille et aux boucles noires; le charme que ses yeux avaient exercé sur un de ces ancêtres inconnus a été assez puissant pour jeter un dernier reflet mystérieux jusqu'à moi; j'ai songé à elle tout un jour... et avec une mélancolie si étrange!
CHAGRIN D'UN VIEUX FORÇAT
C'est une bien petite histoire, qui m'a été contée par Yves,—un soir où il était allé en rade conduire, avec sa canonnière, une cargaison de condamnés au grand transport en partance pour la Nouvelle-Calédonie.
Dans le nombre se trouvait un forçat très âgé (soixante-dix ans pour le moins), qui emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans une petite cage.
Yves, pour passer le temps, était entré en conversation avec ce vieux, qui n'avait pas mauvaise figure, paraît-il,—mais qui était accouplé par une chaîne à un jeune monsieur ignoble, gouailleur, portant lunettes de myope sur un mince nez blême.
Vieux coureur de grands chemins, arrêté, en cinquième ou sixième récidive, pour vagabondage et vol, il disait: «Comment faire pour ne pas voler, quand on a commencé une fois,—et qu'on n'a pas de métier, rien,—et que les gens ne veulent plus de vous nulle part? Il faut bien manger, n'est-ce pas?—Pour ma dernière condamnation, c'était un sac de pommes de terre que j'avais pris dans un champ, avec un fouet de roulier et un giraumont. Est-ce qu'on n'aurait pas pu me laisser mourir en France, je vous demande, au lieu de m'envoyer là-bas, si vieux comme je suis?...»
Et, tout heureux de voir que quelqu'un consentait à l'écouter avec compassion, il avait ensuite montré à Yves ce qu'il possédait de précieux au monde: la petite cage et le moineau.
Le moineau apprivoisé, connaissant sa voix, et qui pendant près d'une année, en prison, avait vécu perché sur son épaule...—Ah! ce n'est pas sans peine qu'il avait obtenu la permission de l'emmener avec lui en Calédonie!—Et puis après, il avait fallu lui faire une cage convenable pour le voyage; se procurer du bois, un peu de vieux fil de fer, et un peu de peinture verte pour peindre le tout et que ce fût joli.
Ici, je me rappelle textuellement ces mots d'Yves: «Pauvre moineau! Il avait pour manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu'on donne dans les prisons. Et il avait l'air de se trouver content tout de même; il sautillait comme n'importe quel autre oiseau.»
Quelques heures après, comme on accostait le transport et que les forçats allaient s'y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avait oublié ce vieux, repassa par hasard près de lui.
—Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d'une voix toute changée, en lui tendant sa petite cage. Je vous la donne; ça pourra peut-être vous servir à quelque chose, vous faire plaisir...
—Non, certes! remercia Yves. Il faut l'emporter au contraire, vous savez bien. Ce sera votre petit compagnon là-bas...
—Oh! reprit le vieux, il n'est plus dedans... Vous ne saviez donc pas? il n'y est plus...
Et deux larmes d'indicible misère lui coulaient sur les joues.
Pendant une bousculade de la traversée, la porte s'était ouverte, le moineau avait eu peur, s'était envolé,—et tout de suite était tombé à la mer à cause de son aile coupée. Oh! le moment d'horrible douleur! Le voir se débattre et mourir, entraîné dans le sillage rapide, et ne pouvoir rien pour lui! D'abord, dans un premier mouvement bien naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s'adresser à Yves lui-même, le supplier... Élan arrêté aussitôt par la réflexion, par la conscience immédiate de sa dégradation personnelle: un vieux misérable comme lui, qui est-ce qui aurait pitié de son moineau, qui est-ce qui voudrait seulement écouter sa prière? Est-ce qu'il pouvait lui venir à l'esprit qu'on retarderait le navire pour repêcher un moineau qui se noie,—et un pauvre oiseau de forçat, quel rêve absurde!... Alors il s'était tenu silencieux à sa place, regardant s'éloigner sur l'écume de la mer le petit corps gris qui se débattait toujours; il s'était senti effroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes, des larmes de désespérance solitaire et suprême lui brouillaient la vue,—tandis que le jeune monsieur à lunettes, son collègue de chaîne, riait de voir un vieux pleurer.
Maintenant que l'oiseau n'y était plus, il ne voulait pas garder cette cage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort; il la tendait toujours à ce brave marin qui avait consenti à écouter son histoire, désirant lui laisser ce legs avant de partir pour son long et dernier voyage.
Et Yves, tristement, avait accepté le cadeau, la maisonnette vide,—pour ne pas faire plus de peine à ce vieil abandonné en ayant l'air de dédaigner cette chose qui lui avait coûté tant de travail.
Je crois que je n'ai rien su rendre de tout ce que j'avais trouvé de poignant dans ce récit tel qu'il me fut fait.
C'était le soir, très tard, et j'étais près de m'en aller dormir. Moi qui dans la vie ai regardé sans trop m'émouvoir pas mal de douleurs à grand fracas, de drames, de tueries, je m'aperçus avec étonnement que cette détresse sénile me fendait le cœur—et irait même jusqu'à troubler mon sommeil:
—S'il y avait moyen, dis-je, de lui en envoyer un autre...
—Oui, répondit Yves, j'avais bien pensé à cela, moi aussi. Chez un oiseleur, lui acheter un bel oiseau, et le