L'année terrible. Victor Hugo
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C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré?
Tu fais des lâchetés, ciel profond; tu succombes,
Rome; la liberté va vivre aux catacombes;
Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus.
On interrompt Jean Huss; soit; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort,
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement quitté la terre indigne!
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
A l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la funèbre couche;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.
O caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau!
En présence de ceux qui disent: Rien n’est juste!
Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides!
Ah! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un doute et qu’un silence,
Celui qui dans l’enceinte où sont les noirs fossés
Ira chercher quelqu’un de ces purs trépassés
Et qui se collera l’oreille contre terre,
Et qui demandera: Faut-il croire, ombre austère?
Faut-il marcher, héros sous la cendre enfoui?
Entendra ce tombeau dire à voix haute: Oui.
Oh! qu’est-ce donc qui tombe autour de nous dans l’ombre?
Que de flocons de neige! En savez-vous le nombre?
Comptez les millions et puis les millions!
Nuit noire! on voit rentrer au gîte les lions;
On dirait que la vie éternelle recule;
La neige fait, niveau hideux du crépuscule,
On ne sait quel sinistre abaissement des monts;
Nous nous sentons mourir si nous nous endormons
Cela couvre les champs, cela couvre les villes;
Cela blanchit l’égout masquant ses bouches viles:
La lugubre avalanche emplit le ciel terni;
Sombre épaisseur de glace! Est-ce que c’est fini?
On ne distingue plus son chemin; tout est piège.
Soit.
Que restera-t-il de toute cette neige,
Voile froid de la terre au suaire pareil,
Demain, une heure après le lever du soleil
L’ANNÉE
TERRIBLE
J’entreprends de conter l’année épouvantable,
Et voilà que j’hésite, accoudé sur ma table.
Faut-il aller plus loin? dois-je continuer?
France! ô deuil! voir un astre aux cieux diminuer!
Je sens l’ascension lugubre de la honte.
Morne angoisse! un fléau descend, un autre monte.
N’importe. Poursuivons. L’histoire en a besoin.
Ce siècle est à la barre et je suis son témoin.
AOUT
1870
SEDAN
I