Victor Hugo. Theophile Gautier
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Parmi nos compagnons d'atelier, il y avait deux romantiques féroces qui auraient mangé de l'académicien; parmi nos condisciples de Charlemagne, deux jeunes poètes qui cultivaient secrètement la rime riche, le mot propre et la métaphore exacte, et ayant grand-peur d'être déshérités par leurs parents, pour ces méfaits. Nous les enrôlâmes en exigeant d'eux le serment de ne faire aucun quartier aux Philistins. Un cousin à nous compléta la petite bande qui se comporta vaillamment, nous n'avons pas besoin de le dire.
Les haines entre classiques et romantiques étaient aussi vives que celles des guelfes et des gibelins, des gluckistes et des piccinistes. Le succès fut éclatant comme un orage, avec sifflements des vents, éclairs, pluie et foudres. Toute une salle soulevée par l'admiration frénétique des uns et la colère opiniâtre des autres!
A dater de là, je fus considéré comme un chaud néophyte, et j'obtins le commandement d'une petite escouade à qui je distribuais des billets rouges. On a dit et imprimé qu'aux batailles d'Hernani j'assommais les bourgeois récalcitrants avec mes poings énormes. Ce n'était pas l'envie qui me manquait, mais les poings. J'avais dix-huit ans à peine, j'étais frêle et délicat, et je gantais sept un quart. Je fis, depuis, toutes les grandes campagnes romantiques. Au sortir du théâtre, nous écrivions sur les murailles: «Vive Victor Hugo!» pour propager sa gloire et ennuyer les philistins. Jamais Dieu ne fut adoré avec plus de ferveur qu'Hugo. Nous étions étonnés de le voir marcher avec nous dans la rue comme un simple mortel, et il nous semblait qu'il n'eût dû sortir par la ville que sur un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs, avec une Victoire ailée suspendant une couronne d'or au-dessus de sa tête.
II
LE GILET ROUGE
Le gilet rouge! on en parle encore après plus de quarante ans, et l'on en parlera dans les âges futurs, tant cet éclair de couleur est entré profondément dans l'œil du public. Si l'on prononce le nom de Théophile Gautier devant un philistin, n'eût-il jamais lu de nous deux vers ou une seule ligne, il nous connaît au moins par le gilet rouge que nous portions à la première représentation d'Hernani, et il dit d'un air satisfait d'être si bien renseigné: «Oh oui! le jeune homme au gilet rouge et aux longs cheveux!» C'est la notion de nous que nous laisserons à l'univers. Nos poésies, nos livres, nos articles, nos voyages seront oubliés; mais l'on se souviendra de notre gilet rouge. Cette étincelle se verra encore lorsque tout ce qui nous concerne sera depuis longtemps éteint dans la nuit, et nous fera distinguer des contemporains dont les œuvres ne valaient pas mieux que les nôtres et qui avaient des gilets de couleur sombre. Il ne nous déplaît pas, d'ailleurs, de laisser de nous cette idée; elle est farouche et hautaine, et, à travers un certain mauvais goût de rapin, montre un assez aimable mépris de l'opinion et du ridicule.
Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce qu'on appelle tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d'Albert Durer et un gilet aussi rouge que la muleta d'un torrero andalou, exige un autre courage et une autre force d'âme que de monter à l'assaut d'une redoute hérissée de canons vomissant la mort. Car dans chaque guerre une foule de braves exécutent, sans se faire prier, cette facile prouesse, tandis qu'il ne s'est trouvé jusqu'à présent qu'un seul Français capable de mettre sur sa poitrine un morceau d'étoffe d'une nuance si insolite, si agressive, si éclatante. A l'imperturbable dédain avec lequel il affrontait les regards, on devinait que, pour peu qu'on l'eût poussé, il fut revenu à la seconde représentation pavoisé d'un gilet jonquille.
Ce dut être, plutôt encore que l'étrangeté de la couleur, cette folie d'héroïsme qui s'exposait avec un sang-froid si parfait aux railleries des jeunes femmes, aux hochements de tête des vieillards, aux lorgnons dédaigneux des dandys, aux gros rires des bourgeois, qui causa le profond étonnement du public et perpétua cette impression qui eût dû être oubliée après le premier entr'acte.
Après avoir essayé de déchirer ce gilet de Nessus qui s'incrustait à notre peau, nous l'acceptâmes bravement devant l'imagination des bourgeois dont l'œil halluciné ne nous voit jamais habillé d'une autre couleur, malgré les paletots tête-de-nègre, vert bronze, marron, mâchefer, suie-d'usine, fumée-de-Londres, gris de fer, olive pourrie, saumure tournée et autres teintes de bon goût, dans les gammes neutres, comme peut en trouver, a la suite de longues méditations, une civilisation qui n'est pas coloriste.
Il en est de même de nos cheveux. Nous les avons portés courts, mais cela n'a servi à rien: ils passaient toujours pour longs, et eussions-nous arrondi à l'orchestre sous l'artillerie des lorgnettes, un crâne aux tons d'ivoire nu et luisant comme un œuf d'autruche, toujours on eût assuré que sur nos épaules roulaient à grands flots des cascades de cheveux mérovingiennes,—ce qui était bien ridicule!—Aussi nous avons donné carte blanche à ceux qui nous restent, et ils en ont profité—les traîtres—pour nous conserver un petit air d'Absalon romantique.
Nous avons dit, dès les premières lignes de cette série de souvenirs, comment nous avions été recruté par Gérard pour la bande d'Hernani dans l'atelier de Rioult, et investi du commandement d'une petite escouade répondant au mot d'ordre Hierro. Cette soirée devait être, selon nous et avec raison, le plus grand événement du siècle, puisque c'était l'inauguration de la libre, jeune et nouvelle Pensée sur les débris des vieilles routines, et nous désirions la solenniser par quelque toilette d'apparat, quelque costume bizarre et splendide faisant honneur au maître, à l'école et à la pièce. Le rapin dominait encore chez nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. Pour nous le monde se divisait en flamboyants et en grisâtres, les uns objet de notre amour, les autres de notre aversion. Nous voulions la vie, la lumière, le mouvement, l'audace de pensée et d'exécution, le retour aux belles époques de la Renaissance et à la vraie antiquité, et nous rejetions le coloris effacé, le dessin maigre et sec, les compositions pareilles à des groupements de mannequins, que l'Empire avait légués à la Restauration.
Grisâtre avait aussi des acceptions littéraires dans notre pensée: Diderot était un flamboyant, Voltaire un grisâtre, de même que Rubens et Poussin. Mais nous avions en outre un goût particulier, l'amour du rouge; nous aimions cette noble couleur, déshonorée maintenant par les fureurs politiques, qui est la pourpre, le sang, la vie, la lumière, la chaleur, et qui se marie si bien à l'or et au marbre, et cela était un vrai chagrin pour nous de la voir disparaître de la vie moderne et même de la peinture. Avant 1789, on pouvait porter un manteau écarlate avec des galons d'or; et à présent, pour voir quelques échantillons de cette teinte proscrite, on en était réduit à regarder la garde suisse relever le poste ou les habits rouges des fox-hunters des chasses anglaises aux vitrines des marchands d'estampes. Hernani n'est-il pas une occasion sublime pour réintégrer le rouge dans la place qu'il n'aurait jamais dû cesser d'occuper? et n'est-il pas convenable qu'un jeune rapin à cœur de lion se fasse le chevalier du Rouge et vienne secouer le flamboiement de la couleur odieuse aux grisâtres, sur ce tas de classiques également ennemis des splendeurs de la poésie? Ces bœufs verront du rouge et entendront des vers d'Hugo.
Nous n'avons pas la prétention de corriger une légende, mais nous devons cependant dire que ce gilet était un pourpoint taillé dans la forme des cuirasses de Milan ou des pourpoints des Valois busqués en pointe sur le ventre en formant arête dans le milieu. On a dit que nous savions beaucoup de mots, mais nous n'en connaissons pas, il faut l'avouer, qui puissent exprimer suffisamment l'air ahuri de notre tailleur lorsque nous lui exposâmes ce plan de gilet.
Il demeura stupide,
aurait-il pu s'exclamer