Légendes démocratiques du Nord. Jules Michelet
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C’était un homme simple et pieux autant qu’intrépide. On ne pouvait lui reprocher qu’une chose: marié et père de famille, il gardait un cœur trop facile; ses mœurs n’étaient pas exemplaires. En récompense, le fond de son caractère était d’une extrême bonté. Dans les Mémoires qu’il a écrits, il ne blâme, n’accuse personne; c’est le seul auteur polonais qui ait cette modération. Il semble qu’il ait regret au sang qu’il lui faut répandre. Il évite le mot tuer. Il dira, par exemple, qu’il lui a fallu apaiser un officier russe; puis tranquilliser un Cosaque, et mettre un autre en repos.
Kilinski et les autres patriotes de Varsovie étaient dans la plus vive impatience d’éclater. Un événement précipita la crise. On licenciait l’armée. Le 12 mars, un vieil officier, brave et respectable, Madalinski, déclara qu’il n’obéirait point. Il n’avait que sept cents cavaliers; avec ce petit corps, il traversa hardiment toute la Pologne, culbuta les Prussiens qui s’opposaient à son passage, se jeta dans Cracovie.
L’heure était sonnée. Kosciuszko, alors sorti de Pologne, revient à l’instant; il parvint à Cracovie dans la nuit du 24 mars 1794. Toute la ville était levée, toute la population l’attendait avec des torches, et le conduisit en triomphe. Fête sublime d’enthousiasme, et toutefois d’un effet lugubre! Les vives lumières, fortement contrastées par les ombres, semblaient dire l’éclatante gloire de cette révolution si courte, si tôt replongée dans la nuit... Le peuple pleurait d’enthousiasme, de tendresse pour cet homme, entre tous, héroïque et bon. On criait: «Vive le sauveur!» Ce cri revenait troublé par les profonds échos des vieilles églises où sont enterrés les rois de Pologne; les Sobieski et les Jagellons répondaient de leurs tombeaux.
Kosciuszko fut nommé dictateur. Ses premiers actes furent simples et grands. 1º La levée générale de toute la jeunesse polonaise, sans distinction de classe, de dix-huit à vingt-sept ans. 2º Une proclamation touchante, qui devait aller au fond des cœurs, même des plus égoïstes.
Dix jours s’écoulent à peine. Les Russes viennent livrer bataille aux Polonais (4 avril 1794). Ils avaient six mille hommes, Kosciuszko trois mille et douze cents chevaux. Sur ce petit nombre il n’y avait guère de soldats proprement dits. Les cavaliers étaient les nobles du voisinage. Les fantassins (sauf quelques troupes régulières) étaient de simples paysans armés de leurs faux; la plupart n’avaient jamais entendu des armes à feu. Ces pauvres gens furent bien surpris de voir le dictateur de la Pologne prendre sa place au milieu d’eux, et non dans la cavalerie. Il avait leur costume même, une redingote de toile grise qui ne se distinguait que par quelques brandebourgs noirs.
Ces paysans, mêlés avec quelques troupes réglées, formaient la colonne du centre, conduite par Kosciuszko. Étonnés du bruit d’abord, ils ne le suivirent pas moins, et, d’un irrésistible élan, sans savoir ce qu’ils faisaient, dans leur ignorance héroïque, renversèrent les Russes. La bataille fut gagnée, si bien qu’il leur resta dans les mains douze pièces de canon. L’affaire fut décidée si vite, qu’ils n’eurent pas le temps de perdre du monde; ils n’eurent que cent trente morts et deux cents blessés.
Les vainqueurs, si peu habitués à vaincre, surent à peine qu’ils avaient vaincu. Nombre de brillants cavaliers coururent bride abattue jusqu’à Cracovie, annonçant la perte de la bataille et la mort de Kosciuszko.
Dès le soir de la bataille, et pendant toute la guerre, Kosciuszko mangea au milieu des paysans, et, comme eux, avec une frugalité extraordinaire, se refusant toute chose que la foule n’aurait pu avoir. C’était pour les grands seigneurs, dans ce pays d’aristocratie, un étonnement continuel de voir en Kosciuszko l’humble et respectable image du véritable chef du peuple, s’assimilant à ce peuple, le plus infortuné du monde, et le représentant dans la pauvreté. Oginski, l’auteur des Mémoires, mangeant un jour près de lui, lui voyait boire un petit vin à vil prix, et lui conseillait l’excellent bourgogne qu’Oginski buvait lui-même: «Je n’ai pas le moyen de boire du vin à ce prix», répondit le dictateur.
Cette simplicité de vie était une chose tellement nouvelle et inouïe, qu’elle semblait généralement plus bizarre que touchante. Plusieurs la trouvaient ridicule. Beaucoup ne voulaient y voir qu’une comédie politique, une manière de flatter le peuple; mais le peuple, les paysans même, ne sentaient pas tout d’abord ce qu’il y avait en cela de véritable grandeur.
Kosciuszko, étranger à toute adresse politique, n’avait suivi en ceci que le mouvement de sa grande âme: il lui semblait odieux, au milieu d’une foule si pauvre, de se présenter en roi de théâtre, de faire de pompeux banquets quand ils avaient à peine du pain. Tout son cœur était dans le peuple; comment sa vie eût-elle été étrangère à la sienne? Plus la crise approchait et le jour de mourir ensemble, plus il semblait naturel de vivre ensemble aussi du même pain, à la même table; chaque repas était comme une communion entre le chef et le peuple, une préparation à bien mourir.
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