Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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«Bravo, petite comtesse, affaire sûre, marche! S’écria le «petit oncle» à la fin de la danse… Il ne te manque plus qu’un beau garçon pour mari!
— Mais pas du tout, il est tout choisi, dit Nicolas.
— Ah bah!» reprit le vieux, stupéfait. Natacha répondit d’un signe de tête avec un joyeux sourire: «Et comme il est bien,» ajouta-t-elle. Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, qu’un nouvel ordre d’idées et de sensations s’empara d’elle instantanément: «Nicolas a l’air de croire, pensa-t-elle, que mon André n’aurait ni approuvé ni partagé notre gaieté de ce soir, et moi je suis sûre du contraire… Où est-il à présent?»… Et son joli visage s’assombrit l’espace d’une seconde; «Inutile de penser à cela!»… Et, reprenant tout son entrain, elle s’assit à côté du «petit oncle», et le pria avec instance de leur chanter encore un air: il y consentit avec plaisir.
Il chantait comme chante le paysan, pour qui toute l’importance de la chanson est dans les paroles, pour qui le motif est un accessoire qui vient de lui-même sans effort et qui sert uniquement à marquer la cadence. Aussi ce chant presque inconscient, comme celui de l’oiseau, avait-il chez le «petit oncle» un charme et un attrait tout particuliers. Natacha déclara dans son enthousiasme qu’elle jetterait là la harpe et qu’elle étudierait désormais la guitare; et elle parvint à pincer quelques accords sur celle du «petit oncle».
Vers les dix heures on annonça l’arrivée d’une «lineïka6», d’un droschki et de trois hommes à cheval, envoyés à la recherche des jeunes gens. Le comte et la comtesse s’étaient fort inquiétés, ne sachant ce qu’ils étaient devenus, disait un des valets.
Pétia fut transporté tout endormi et déposé comme un mort dans la «lineïka»; Nicolas et Natacha montèrent en droschki; le «petit oncle» prit grand soin de l’envelopper chaudement avec une tendresse toute paternelle; il les reconduisit à pied jusqu’au pont, qu’il fallait laisser de côté pour traverser la rivière à gué et où ses chasseurs avaient reçu l’ordre de se tenir avec des lanternes.
«Adieu, ma chère nièce,» lui cria encore une fois du milieu de l’obscurité la voix dont le chant résonnait encore aux oreilles de Natacha.
Quelques feux rougeâtres brillaient à l’intérieur des «isbas» du village qu’ils traversèrent, et le vent en rabattait gaiement la fumée.
«Quelle perle que cet oncle! Dit Natacha, dès qu’ils eurent atteint la grande route.
— Oui, répondit Nicolas. Ne sens-tu pas le froid?
— Non, je suis si bien, si bien, si bien!» répondit-elle, étonnée elle-même de la joie qu’elle éprouvait. Ils gardèrent longtemps le silence.
Une nuit noire et un brouillard assez épais permettaient à peine de distinguer les chevaux, dont on entendait le piétinement dans la boue.
Que se passait-il dans cette âme d’enfant, si impressionnable, toujours prête à saisir au vol les sensations les plus diverses de la vie? Comment parvenait-elle à les éprouver toutes à la fois et à les accorder ensemble? Elle se sentait heureuse, comme elle le disait, et à quelques pas de la maison elle lança tout à coup en l’air, d’une voix joyeuse, le refrain de la chanson, qu’elle avait vainement cherché jusque-là, et qu’elle venait de retrouver.
«C’est bien ça! Lui dit son frère.
— Nicolas, à quoi pensais-tu tout à l’heure? Lui dit-elle en lui faisant une question qu’ils s’adressaient souvent entre eux.
— Moi, j’ai d’abord pensé à Rougaï, chez qui j’ai découvert une certaine ressemblance avec «l’oncle»; je crois que, s’il avait été homme, il aurait toujours gardé l’«oncle» auprès de le lui, aussi bien pour la chasse que pour la musique… N’est-ce pas vrai? Et toi?…
— Moi? Attends un peu. Moi, je pensais à notre course: il me semblait qu’au lieu de nous retrouver bientôt à Otradnoë, nous passerions peut-être cette nuit noire dans un château féerique, et puis… Non, c’est tout…
— Je devine, tu as sûrement pensé à «lui»?
— Non, repartit Natacha…» Et pourtant elle avait pensé à «lui», et à l’impression que le «petit oncle» lui aurait produite: Sais-tu, dit-elle, que je crois que jamais je ne serai aussi heureuse et aussi tranquille que je le suis dans ce moment!
— Bah! Quelle folie!… c’est de l’exagération pure,» lui répondit Nicolas pendant que tout bas il se disait: «Quel trésor que cette Natacha, c’est mon meilleur ami… Quel besoin a-t-elle de se marier, lorsque nous aurions pu passer notre vie ensemble à courir ainsi de droite et de gauche!»
«Quel cœur que ce Nicolas, se disait Natacha de son côté. Ah! Regarde donc, il y a encore de la lumière au salon, ajouta-t-elle en lui montrant les fenêtres, qui se détachaient brillantes sur le fond brumeux et velouté de la nuit.
VIII
Le vieux comte Rostow avait renoncé à ses fonctions de maréchal de la noblesse du district, parce qu’elles l’entraînaient à de trop fortes dépenses, et cependant l’état de ses finances ne s’améliorait guère. Nicolas et Natacha surprenaient souvent leurs parents causant à voix basse, et d’un air agité, de la vente de leur hôtel à Moscou, ou du bien qu’ils avaient dans les environs. Rentré dans la vie privée, le comte ne donnait plus ni fêtes ni banquets; aussi la vie à Otradnoë était-elle devenue plus calme que les années précédentes; pourtant ni la maison ni ses dépendances ne désemplissaient, et il y avait chaque jour une vingtaine de personnes à table. C’étaient des habitués, des amis, des familiers, qui faisaient presque partie de la famille, ou qui du moins semblaient ne pouvoir plus s’en détacher; entre autres un musicien nommé Dimmler avec sa femme, le maître de danse Ioghel avec sa famille, la vieille demoiselle Bélow, l’instituteur de Pétia, l’ancienne gouvernante des demoiselles, et d’autres encore qui trouvaient tout simple de vivre chez le comte plutôt que chez eux. Aussi, bien qu’il n’y eût plus de grandes réunions, la vie allait son train comme par le passé, et ni le maître ni la maîtresse de la maison n’auraient pu se la représenter autrement. Le train de chasse avait été augmenté par Nicolas; on nourrissait toujours cinquante chevaux à l’écurie, on tenait toujours quinze cochers, on se faisait toujours des cadeaux de grand prix aux jours de fête, et ces jours-là se terminaient, selon l’antique usage, par un dîner monstre, auquel on invitait tout le voisinage; le comte jouait comme d’habitude au boston et au whist, en laissant invariablement voir toutes ses cartes à ses amis, qui s’arrogeaient le droit de faire sa partie, et de l’alléger, sans scrupule aucun, de quelques centaines de roubles, qui constituaient le plus clair de leurs revenus.
Le comte marchait à l’aveuglette au milieu du réseau embrouillé de ses embarras pécuniaires, s’efforçant de se les dissimuler, ne parvenant qu’à les accroître, et ne se sentant ni la patience ni le courage nécessaires pour en délier un à un tous les nœuds. Le cœur aimant de la comtesse pressentait la ruine de ses enfants, sans en accuser son mari, trop âgé malheureusement pour se réformer, et cherchait les moyens de remédier à leur désastreuse situation. Il n’en existait, à son point de vue féminin, qu’un seul, le mariage de Nicolas avec une riche héritière; elle se cramponnait à cette dernière planche de salut;