Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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Ma vie dans l’hôtel était rendue non seulement triste parce que je n’y avais pas de relations, mais incommode, parce que Françoise en avait noué de nombreuses. Il peut sembler qu’elles auraient dû nous faciliter bien des choses. C’était tout le contraire. Les prolétaires s’ils avaient quelque peine à être traités en personnes de connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu’à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu’ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour elle. Son vieux code lui enseignait qu’elle n’était tenue à rien envers les amis de ses maîtres, qu’elle pouvait si elle était pressée envoyer promener une dame venue pour voir ma grand’mère. Mais envers ses relations à elle, c’est-à-dire avec les rares gens du peuple admis à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil et le plus absolu réglait ses actions. Ainsi Françoise ayant fait la connaissance du cafetier et d’une petite femme de chambre qui faisait des robes pour une dame belge, ne remontait plus préparer les affaires de ma grand’mère tout de suite après déjeuner, mais seulement une heure plus tard parce que le cafetier voulait lui faire du café ou une tisane à la caféterie, que la femme de chambre lui demandait de venir la regarder coudre et que leur refuser eût été impossible et de ces choses qui ne se font pas. D’ailleurs des égards particuliers étaient dus à la petite femme de chambre qui était orpheline et avait été élevée chez des étrangers auprès desquels elle allait passer parfois quelques jours. Cette situation excitait la pitié de Françoise et aussi son dédain bienveillant. Elle qui avait de la famille, une petite maison qui lui venait de ses parents et où son frère élevait quelques vaches, elle ne pouvait pas considérer comme son égale une déracinée. Et comme cette petite espérait pour le 15 août aller voir ses bienfaiteurs, Françoise ne pouvait se tenir de répéter: «Elle me fait rire. Elle dit: j’espère d’aller chez moi pour le 15 août. Chez moi, qu’elle dit! C’est seulement pas son pays, c’est des gens qui l’ont recueillie, et ça dit chez moi comme si c’était vraiment chez elle. Pauvre petite! quelle misère qu’elle peut bien avoir pour qu’elle ne connaisse pas ce que c’est que d’avoir un chez soi.» Mais si encore Françoise ne s’était liée qu’avec des femmes de chambre amenées par des clients, lesquelles dînaient avec elle aux «courriers» et devant son beau bonnet de dentelles et son fin profil la prenaient pour quelque dame noble peut-être, réduite par les circonstances ou poussée par l’attachement à servir de dame de compagnie à ma grand’mère, si en un mot Françoise n’eût connu que des gens qui n’étaient pas de l’hôtel, le mal n’eût pas été grand, parce qu’elle n’eût pu les empêcher de nous servir à quelque chose, pour la raison qu’en aucun cas, et même inconnus d’elle, ils n’auraient pu nous servir à rien. Mais elle s’était liée aussi avec un sommelier, avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d’étage. Et il en résultait en ce qui concernait notre vie de tous les jours que, Françoise qui le jour de son arrivée, quand elle ne connaissait encore personne sonnait à tort et à travers pour la moindre chose, à des heures où ma grand’mère et moi nous n’aurions pas osé le faire, et si nous lui en faisions une légère observation répondait: «Mais on paye assez cher pour ça», comme si elle avait payé elle-même; maintenant depuis qu’elle était amie d’une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand’mère ou moi nous avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait normale, n’osait pas sonner; elle assurait que ce serait mal vu parce que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou gênerait le dîner des domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une locution qui malgré la façon incertaine dont elle la prononçait n’en était pas moins claire et nous donnait nettement tort: «Le fait est…» Nous n’insistions pas, de peur de nous en faire infliger une, bien plus grave: «C’est quelque chose!…» De sorte qu’en somme nous ne pouvions plus avoir d’eau chaude parce que Françoise était devenue l’amie de celui qui la faisait chauffer.
A la fin nous aussi, nous fîmes une relation, malgré mais par ma grand’mère, car elle et Mme de Villeparisis tombèrent un matin l’une sur l’autre dans une porte et furent obligées de s’aborder non sans échanger au préalable des gestes de surprise, d’hésitation, exécuter des mouvements de recul, de doute et enfin des protestations de politesse et de joie comme dans certaines scènes de Molière où deux acteurs monologuant depuis longtemps chacun de son côté à quelques pas l’un de l’autre, sont censés ne pas s’être vus encore, et tout à coup s’aperçoivent, n’en peuvent croire leurs yeux, entrecoupent leurs propos, finalement parlent ensemble, le choeur ayant suivi le dialogue, et se jettent dans les bras l’un de l’autre. Mme de Villeparisis par discrétion voulut au bout d’un instant quitter ma grand’mère qui, au contraire, préféra la retenir jusqu’au déjeuner, désirant apprendre comment elle faisait pour avoir son courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades (car Mme de Villeparisis, très gourmande, goûtait fort peu la cuisine de l’hôtel où l’on nous servait des repas que ma grand’mère, citant toujours Mme de Sévigné, prétendait être «d’une magnificence à mourir de faim»). Et la marquise prit l’habitude de venir tous les jours, en attendant qu’on la servît, s’asseoir un moment près de nous dans la salle à manger, sans permettre que nous nous levions, que nous nous dérangions en rien. Tout au plus nous attardions-nous souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à ce moment sordide où les couteaux traînent sur la nappe à côté des serviettes défaites. Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin, qui au contraire des couteaux et des fourchettes était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer.
Comme un coiffeur voyant un officier qu’il sert avec une considération particulière, reconnaître un client qui vient d’entrer et entamer un bout de causette avec lui, se réjouit en comprenant qu’ils sont du même monde et ne peut s’empêcher de