À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust

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À l’ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel  Proust

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un joueur de flûte ; il faut reconnaître du reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie. Mais enfin ce n’est que cela, et cela n’est pas grand’chose. Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente. Pas d’action – ou si peu – mais surtout pas de portée. Ses livres pèchent par la base ou plutôt il n’y a pas de base du tout. Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l’Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d’en subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, vous m’accorderez qu’on a le droit de demander à un écrivain d’être autre chose qu’un bel esprit qui nous fait oublier dans des discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que nous pouvons être envahis d’un instant à l’autre par un double flot de Barbares, ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c’est blasphémer contre la Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l’Art pour l’Art, mais à notre époque il y a des tâches plus urgentes que d’agencer des mots d’une façon harmonieuse. Celle de Bergotte est parfois assez séduisante, je n’en disconviens pas, mais au total tout cela est bien mièvre, bien mince, et bien peu viril. Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m’avez montrées tout à l’heure et sur lesquelles j’aurais mauvaise grâce à ne pas passer l’éponge, puisque vous avez dit vous-même, en toute simplicité, que ce n’était qu’un griffonnage d’enfant (je l’avais dit, en effet, mais je n’en pensais pas un mot). À tout péché miséricorde et surtout aux péchés de jeunesse. Après tout, d’autres que vous en ont de pareils sur la conscience, et vous n’êtes pas le seul qui se soit cru poète à son heure. Mais on voit dans ce que vous m’avez montré la mauvaise influence de Bergotte. Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il n’y avait là aucune de ses qualités, puisqu’il est passé maître dans l’art, tout superficiel du reste, d’un certain style dont à votre âge vous ne pouvez posséder même le rudiment. Mais c’est déjà le même défaut, ce contre-sens d’aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu’ensuite du fond. C’est mettre la charrue avant les bœufs, même dans les livres de Bergotte. Toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent bien vaines. Pour quelques feux d’artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie de suite au chef-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre ne sont pas si fréquents que cela ! Bergotte n’a pas à son actif, dans son bagage si je puis dire, un roman d’une envolée un peu haute, un de ces livres qu’on place dans le bon coin de sa bibliothèque. Je n’en vois pas un seul dans son œuvre. Il n’empêche que chez lui l’œuvre est infiniment supérieure à l’auteur. Ah ! voilà quelqu’un qui donne raison à l’homme d’esprit qui prétendait qu’on ne doit connaître les écrivains que par leurs livres. Impossible de voir un individu qui réponde moins aux siens, plus prétentieux, plus solennel, moins homme de bonne compagnie. Vulgaire par moments, parlant à d’autres comme un livre, et même pas comme un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu’au moins ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte. C’est un esprit des plus confus, alambiqué, ce que nos pères appelaient un diseur de phébus et qui rend encore plus déplaisantes, par sa façon de les énoncer, les choses qu’il dit. Je ne sais si c’est Loménie ou Sainte-Beuve qui raconte que Vigny rebutait par le même travers. Mais Bergotte n’a jamais écrit Cinq-Mars, ni le Cachet rouge, où certaines pages sont de véritables morceaux d’anthologie.

      Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

      – Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en se tournant vers mon père, ne laissait pas que d’être assez épineuse (ce qui après tout est aussi une manière d’être piquante). Bergotte, voilà quelques années de cela, fit un voyage à Vienne, pendant que j’y étais ambassadeur ; il me fut présenté par la princesse de Metternich, vint s’inscrire et désirait être invité. Or, étant à l’étranger représentant de la France, à qui en somme il fait honneur par ses écrits, dans une certaine mesure, disons, pour être exacts, dans une mesure bien faible, j’aurais passé sur la triste opinion que j’ai de sa vie privée. Mais il ne voyageait pas seul et bien plus il prétendait ne pas être invité sans sa compagne. Je crois ne pas être plus pudibond qu’un autre et, étant célibataire, je pouvais peut-être ouvrir un peu plus largement les portes de l’Ambassade que si j’eusse été marié et père de famille. Néanmoins, j’avoue qu’il y a un degré d’ignominie dont je ne saurais m’accommoder, et qui est rendu plus écœurant encore par le ton plus que moral, tranchons le mot, moralisateur, que prend Bergotte dans ses livres où on ne voit qu’analyses perpétuelles et d’ailleurs, entre nous, un peu languissantes, de scrupules douloureux, de remords maladifs, et pour de simples peccadilles, de véritables prêchi-prêcha (on sait ce qu’en vaut l’aune) alors qu’il montre tant d’inconscience et de cynisme dans sa vie privée. Bref, j’éludai la réponse, la princesse revint à la charge, mais sans plus de succès. De sorte que je ne suppose pas que je doive être très en odeur de sainteté auprès du personnage, et je ne sais pas jusqu’à quel point il a apprécié l’attention de Swann de l’inviter en même temps que moi. À moins que ce ne soit lui qui l’ait demandé. On ne peut pas savoir, car au fond c’est un malade. C’est même sa seule excuse.

      – Et est-ce que la fille de Mme Swann était à ce dîner, demandai-je à M. de Norpois, profitant pour faire cette question d’un moment où, comme on passait au salon, je pouvais dissimuler plus facilement mon émotion que je n’aurais fait à table, immobile et en pleine lumière.

      M. de Norpois parut chercher un instant à se souvenir :

      – Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans ? En effet, je me souviens qu’elle m’a été présentée avant le dîner comme la fille de notre amphitryon. Je vous dirai que je l’ai peu vue, elle est allée se coucher de bonne heure. Ou elle allait chez des amies, je ne me rappelle pas bien. Mais je vois que vous êtes fort au courant de la maison Swann.

      – Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est délicieuse.

      – Ah ! voilà ! voilà ! Mais à moi, en effet, elle m’a paru charmante. Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu’elle approchera jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en vous un sentiment trop vif.

      – Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j’admire aussi énormément sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l’espoir de la voir passer.

      – Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées.

      Pendant qu’il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m’entendant parler de Swann comme d’un homme intelligent,

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