À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust

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À l’ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel  Proust

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cette idée nouvelle de « la plus pure et haute manifestation d’art », celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que j’avais éprouvé au théâtre, lui ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur réunion forma quelque chose de si exaltant que je m’écriai : « Quelle grande artiste ! » Sans doute on peut trouver que je n’étais pas absolument sincère. Mais qu’on songe plutôt à tant d’écrivains qui, mécontents du morceau qu’ils viennent d’écrire, s’ils lisent un éloge du génie de Chateaubriand, ou évoquant tel grand artiste dont ils ont souhaité d’être l’égal, fredonnant par exemple en eux-mêmes telle phrase de Beethoven de laquelle ils comparent la tristesse à celle qu’ils ont voulu mettre dans leur prose, se remplissent tellement de cette idée de génie qu’ils l’ajoutent à leurs propres productions en repensant à elles, ne les voient plus telles qu’elles leur étaient apparues d’abord, et risquant un acte de foi dans la valeur de leur œuvre se disent : « Après tout ! » sans se rendre compte que, dans le total qui détermine leur satisfaction finale, ils font entrer le souvenir de merveilleuses pages de Chateaubriand qu’ils assimilent aux leurs, mais enfin qu’ils n’ont point écrites ; qu’on se rappelle tant d’hommes qui croient en l’amour d’une maîtresse de qui ils ne connaissent que les trahisons ; tous ceux aussi qui espèrent alternativement soit une survie incompréhensible dès qu’ils pensent, maris inconsolables, à une femme qu’ils ont perdue et qu’ils aiment encore, artistes, à la gloire future de laquelle ils pourront jouir, soit un néant rassurant quand leur intelligence se reporte au contraire aux fautes que sans lui ils auraient à expier après leur mort ; qu’on pense encore aux touristes qu’exalte la beauté d’ensemble d’un voyage dont jour par jour ils n’ont éprouvé que de l’ennui, et qu’on dise, si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n’ait été d’abord en véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait.

      Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon père ne songeât plus pour moi à la « carrière ». Je crois que, soucieuse avant tout qu’une règle d’existence disciplinât les caprices de mes nerfs, ce qu’elle regrettait, c’était moins de me voir renoncer à la diplomatie que m’adonner à la littérature. « Mais laisse donc, s’écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce qu’on fait. Or, il n’est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu’il aime, il est peu probable qu’il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans l’existence. » En attendant que, grâce à la liberté qu’elles m’octroyaient, je fusse, ou non, heureux dans l’existence, les paroles de mon père me firent ce soir-là bien de la peine. De tout temps ses gentillesses imprévues m’avaient, quand elles se produisaient, donné une telle envie d’embrasser au-dessus de sa barbe ses joues colorées que si je n’y cédais pas, c’était seulement par peur de lui déplaire. Aujourd’hui, comme un auteur s’effraye de voir ses propres rêveries qui lui paraissent sans grande valeur parce qu’il ne les sépare pas de lui-même, obliger un éditeur à choisir un papier, à employer des caractères peut-être trop beaux pour elles, je me demandais si mon désir d’écrire était quelque chose d’assez important pour que mon père dépensât à cause de cela tant de bonté. Mais surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons. Le premier, c’était que (alors que chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin) mon existence était déjà commencée, bien plus, que ce qui allait en suivre ne serait pas très différent de ce qui avait précédé. Le second soupçon, qui n’était à vrai dire qu’une autre forme du premier, c’est que je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d’osier. Théoriquement on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. Au haut d’une page on a quitté un amant plein d’espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d’un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu’on lui adresse, ayant oublié le passé. En disant de moi : « Ce n’est plus un enfant, ses goûts ne changeront plus, etc. », mon père venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans le Temps, et me causait le même genre de tristesse que si j’avais été non pas encore l’hospitalisé ramolli, mais ces héros dont l’auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement cruel, nous dit à la fin d’un livre : « Il quitte de moins en moins la campagne. Il a fini par s’y fixer définitivement, etc. »

      Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman :

      – J’avoue que le père Norpois a été un peu « poncif » comme vous dites. Quand il a dit qu’il aurait été « peu séant » de poser une question au comte de Paris, j’ai eu peur que vous ne vous mettiez à rire.

      – Mais pas du tout, répondit ma mère, j’aime beaucoup qu’un homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne prouve qu’un fond d’honnêteté et de bonne éducation.

      – Je crois bien ! Cela ne l’empêche pas d’être fin et intelligent, je le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu’il n’est ici, s’écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois, et voulant lui persuader qu’il était encore supérieur à ce qu’elle croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu’en prend la taquinerie à déprécier. Comment a-t-il donc dit… « avec les princes on ne sait jamais… »

      – Mais oui, comme tu dis là. J’avais remarqué, c’est très fin. On voit qu’il a une profonde expérience de la vie.

      – C’est extraordinaire qu’il ait dîné chez les Swann et qu’il y ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires… Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher tout ce monde-là ?

      – As-tu remarqué avec quelle malice il a fait cette réflexion : « C’est une maison où il va surtout des hommes ! »

      Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M. de Norpois avait dit cette phrase, comme ils auraient fait pour quelque intonation de Bressant ou de Thiron dans l’Aventurière ou dans le Gendre de M. Poirier. Mais de tous ses mots, le plus goûté le fut par Françoise qui, encore plusieurs années après, ne pouvait pas « tenir son sérieux » si on lui rappelait qu’elle avait été traitée par l’Ambassadeur de « chef de premier ordre », ce que ma mère était allée lui transmettre comme un ministre de la guerre les félicitations d’un souverain de passage après « la Revue ». Je l’avais d’ailleurs précédée à la cuisine. Car j’avais fait promettre à Françoise, pacifiste mais cruelle, qu’elle ne ferait pas trop souffrir le lapin qu’elle avait à tuer et je n’avais pas eu de nouvelles de cette mort ; Françoise m’assura qu’elle s’était passée le mieux du monde et très rapidement : « J’ai jamais vu une bête comme ça ; elle est morte sans dire seulement une parole, vous auriez dit qu’elle était muette. » Peu au courant du langage des bêtes, j’alléguai que le lapin ne criait peut-être pas comme le poulet. « Attendez un peu voir, me dit Françoise indignée de mon ignorance, si les lapins ne crient pas autant comme les poulets. Ils ont même la voix bien plus forte. » Françoise accepta les compliments de M. de Norpois avec la fière simplicité, le regard joyeux et – fût-ce momentanément – intelligent, d’un artiste à qui on parle de son art. Ma mère l’avait envoyée autrefois dans certains grands restaurants voir comment

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