Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
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Binos ne demandait qu’à l’entraîner avec lui dans la chasse aux criminels qu’il rêvait, mais Paul Freneuse avait moins d’imagination et plus de bon sens que son camarade. Il reconnaissait maintenant que la jeune fille de l’omnibus pouvait avoir été assassinée. L’expérience qui avait coûté la vie à Mirza était décisive. Mais de là à croire qu’il était possible de retrouver les coupables, il y avait loin, et Freneuse ne se souciait nullement de s’embarquer dans une entreprise qui lui aurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillité d’esprit dont il avait besoin pour ses travaux.
Sans être un ambitieux, Freneuse avait la ferme volonté de conquérir une situation indépendante, et il était en bon chemin pour y parvenir. Il possédait déjà cette notoriété qui conduit à la renommée, quelquefois même à la gloire. Il n’était encore qu’un artiste de talent, mais il pouvait devenir un grand peintre, et, en attendant, il gagnait déjà beaucoup d’argent.
Il ne devait, du reste, ses succès qu’à lui-même. Fils unique d’un négociant qui aurait pu lui transmettre un bel héritage, Paul s’était trouvé à dix-neuf ans sans appui et sans ressources. Complètement ruiné par une de ces crises commerciales qui renversent les maisons les plus solides, son père était mort de chagrin et ne lui avait laissé qu’un nom intact, car il avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements. Paul, qui avait perdu sa mère en naissant, restait seul au monde, n’ayant d’autre parent qu’un cousin éloigné, qui habitait la province et qui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa disposition: une somme de mille francs destinée à lui permettre d’aller chercher fortune à l’étranger.
Paul, qui n’avait aucun goût pour le métier de chercheur d’or en Australie et qui se sentait de grandes dispositions pour la peinture, avait employé cette aumône à se transporter à Rome, où il était resté cinq ans, travaillant pour vivre et surtout pour s’instruire. Parti élève, il était revenu maître, un bien jeune maître, encore contesté, mais très apprécié des artistes et aussi très goûté par le public qui achète.
Tout en le discutant, les critiques comptaient avec lui, et il avait peine de suffire aux commandes des bourgeois, de sorte que l’honneur et l’argent lui étaient venus en même temps.
Il tenait bien davantage à l’honneur, mais il n’oubliait pas qu’en ce monde, c’est l’argent qui assure la liberté, et il cherchait à tout concilier. Quand j’aurai la richesse ou seulement l’aisance, se disait-il, je pourrai me donner tout entier à l’art que je mets bien au-dessus de tout. La fortune n’est pas le but, mais c’est un moyen.
Et pour arriver plus vite à l’indépendance qu’il ambitionnait, Paul Freneuse songeait quelquefois à se marier.
Il avait certainement tout ce qu’il fallait pour plaire à une jeune fille. Il était grand, mince et bien tourné; ses traits manquaient un peu de régularité, mais il avait une physionomie expressive et avenante. Causeur aimable et intelligent, sans l’ombre d’une prétention, et parfaitement élevé, Paul possédait encore bien d’autres avantages: un cœur excellent, un caractère ouvert et gai.
On croira sans peine que les occasions de se caser ne lui avaient pas manqué. Depuis deux ou trois ans surtout, l’hiver ne se passait jamais sans qu’il reçût quelques invitations intéressées: des bals et des dîners où on le présentait à des demoiselles à marier. Il y allait volontiers, et il y tenait fort bien sa place. Il se montrait même assez empressé auprès de quelques jeunes personnes qui étaient ce qu’on appelle de bons partis, mais il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.
Freneuse s’était mis en tête de n’épouser qu’une femme qu’il aimerait, et il ne voulait s’éprendre qu’à bon escient. Or, il tenait à une foule de qualités morales, et, de plus, il avait sur la beauté des idées particulières, des idées d’artiste.
Il avait remarqué pourtant, à l’entrée de la saison, la fille d’un monsieur qui avait été autrefois en relations d’affaires avec M. Freneuse père et qui accueillait le fils avec empressement, depuis que ce fils était en passe de devenir riche et célèbre.
Et certes Mlle Marguerite Paulet méritait bien qu’on la remarquât et même qu’on s’occupât d’elle. D’abord, elle était merveilleusement belle, aussi belle que Pia, quoiqu’elle ne lui ressemblât pas plus que le jour ne ressemble à la nuit.
Pia était pâle et brune; Mlle Paulet était blonde et rose. Pia était plutôt petite, et ses formes délicates n’étaient encore que des promesses; Mlle Paulet était grande, et, quoiqu’elle eût à peine vingt ans, son opulente beauté avait acquis tout son développement.
Pia ressemblait à une vierge de Raphaël; Mlle Paulet ressemblait à une Flamande de Rubens.
Et Paul Freneuse, qui aimait les maîtres de toutes les écoles, quoiqu’il préférât les maîtres italiens, Paul Freneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritière qui lui avait fait l’honneur de lui accorder beaucoup de valses depuis le commencement de l’hiver.
Car Mlle Marguerite était une héritière. Après avoir été dans les affaires – c’est l’expression consacrée pour désigner un homme qui s’est enrichi par la spéculation, – son père jouissait d’une belle fortune, honorablement acquise, disait-on, et n’avait pas d’autre enfant. Sa mère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elle devait entrer en possession à sa majorité.
M. Paulet, propriétaire de trois maisons à Paris, passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente, et devait en laisser davantage après lui, car il faisait chaque année des économies, quoiqu’il vécût sur un pied très respectable.
Sa fille aimait le monde; il l’y menait souvent, et il aimait aussi à recevoir. Il donnait notamment des dîners exquis, et il y invitait Paul Freneuse, qui les acceptait avec plaisir, moins pour la supériorité de la cuisine que par goût pour la beauté de Mlle Marguerite.
Et il y était allé si souvent cet hiver-là, que, ne pouvant pas les rendre, puisqu’il vivait en garçon, il cherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur et aussi à Mlle Paulet ce que l’on nomme une politesse.
Or, au dernier dîner, mademoiselle, qui était placée à table à côté de Paul Freneuse, avait exprimé le désir de voir les Chevaliers du brouillard, un drame qu’on venait de reprendre à la Porte-Saint-Martin.
Et Paul Freneuse, qui savait que les plus riches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d’aller gratis au spectacle, Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer une loge. Il s’était bien gardé de l’offrir, mais il s’était renseigné adroitement sur l’emploi que M. Paulet comptait faire de ses prochaines soirées, et ayant su que celle du surlendemain n’était pas prise par une invitation mondaine, il s’était procuré une belle loge de premières, non pas en la payant, ce qui aurait pu froisser la délicatesse de M. Paulet, mais en la demandant à un journaliste de ses amis.
Et cette soirée était précisément celle du jour de la mort de l’infortuné Mirza. Binos, son assassin, venait à peine de sortir de l’atelier, lorsque Freneuse reçut un gracieux billet de M. Paulet qui le remerciait et le priait instamment de venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener sa fille.
L’artiste n’était guère en disposition de goûter le plaisir de passer quelques heures en la charmante compagnie de mademoiselle Marguerite.