Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
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Читать онлайн книгу Le crime de l'omnibus - Fortuné du Boisgobey страница 17
– C’est bien possible, mais pourtant ça m’étonnerait. Ils n’ont pas dû faire attention à elle, car elle ne leur achetait pas grand-chose. Des œufs, des légumes, de la salade. Elle ne dépensait pas trente sous par jour. Alors, vous comprenez, une pratique comme celle-là, ça ne comptait pas. Et, avec ça, elle était fière comme une petite reine. Elle ne leur parlait que pour leur demander: «Combien?» Et quand elle trouvait que c’était trop cher, elle ne marchandait pas; elle s’en allait sans dire un mot.
– Cependant elle ne devait pas être riche?
– Riche? oh! non. Je lui voyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noire usée jusqu’à la corde.
– Et elle était toujours seule? demanda Freneuse, qui se laissait aller malgré lui à poursuivre l’enquête comme un simple Binos.
– Toujours. Les bonnes qui venaient au marché avec leur connaissance se moquaient d’elle parce qu’elle n’avait pas d’amoureux.
– Jolie et sage… c’est rare… surtout quand une jeune fille n’a pas de fortune, pas de parents, et qu’elle est obligée de travailler pour vivre.
– Des parents, je pense bien qu’elle n’en avait pas… mais j’ai dans l’idée que ce n’était pas une ouvrière.
– Que croyez-vous donc qu’elle faisait?
– Elle devait donner des leçons à vingt sous le cachet… et ce métier-là ne rapporte guère.
– Alors, elle allait chez beaucoup de gens, et il se trouvera bien quelqu’un qui reconnaîtra son corps.
– Savoir! répondit la grosse femme en haussant les épaules. Tout le monde n’entre pas à la Morgue, et l’exposition ne durera que trois jours.
– Mais vous y êtes entrée, vous… et sans doute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de me raconter.
– Moi! Ah! il n’y a pas de danger. J’ai pas de temps à perdre. Faut que je fasse mon commerce. Pensez donc que j’ai mon homme qui est dans son lit depuis quatre mois, avec un rhumatisse qu’il a attrapé en travaillant de son état de débardeur. Si je ne le nourrissais pas, qui donc qui le nourrirait? Et si j’avais conté mon affaire au gardien, j’en aurais eu pour deux heures, et demain j’aurais encore été obligée d’aller causer avec le chien du commissaire… Merci! D’abord, à quoi que ça aurait servi? Je ne sais pas le nom de la petite, ni son adresse.
Freneuse était bien obligé de confesser que la marchande n’avait pas tort. Il avait fait comme elle; il s’était tenu à l’écart, quoiqu’il en sût long sur cette sinistre aventure.
– Ça n’empêche pas que, si vous aviez besoin de moi, reprit la grosse femme, je suis à votre service… Virginie Pilou, chaussée Clignancourt, au coin de la rue Muller… vous n’auriez qu’à demander après moi chez le fruitier… Je vois bien que l’histoire de c’te pauvre fille vous intéresse… et je tâcherai de vous avoir des renseignements… pas plus tard que demain matin, je parlerai d’elle dans tout le quartier. Maintenant, excusez, mon prince; mais, pendant que je bavarde, je ne vends pas mes oranges. C’est pas vous qui me les achèterez, pas vrai? Ma marchandise n’est pas pour les messieurs.
Et laissant là Freneuse, la commère se remit à crier:
– À trois sous, la belle valence! à trois sous!
Paul jugea qu’il serait inutile d’insister. La mère Pilou ne lui aurait rien dit de plus, par l’excellente raison qu’elle n’en savait pas davantage. Et d’ailleurs, il était temps qu’il entrât au théâtre. Le premier acte était joué, et il tenait à arriver pour le second dans la loge où M. Paulet lui réservait une place. En pareil cas, un manque d’empressement est presque une impolitesse. Or, l’entracte tirait à sa fin, et Freneuse trouvait plus convenable de se présenter avant que la toile fût levée.
Il suivit donc les spectateurs qui rentraient après avoir fumé leur cigarette dehors; il donna au contrôle le numéro de la loge, et il monta lentement l’escalier qui conduit au couloir des premières.
Il était sorti de son cercle dans d’excellentes dispositions d’esprit, prêt à prendre tout en bonne part et à déployer son amabilité des grandes occasions. Mais la rencontre de cette marchande d’oranges avait changé son humeur. Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaient tant Binos et qui l’amusaient si peu. Il semblait en vérité que cette lamentable histoire de l’omnibus le poursuivît partout. Il aurait voulu ne plus jamais en entendre parler, et tout le monde lui en parlait, même les gens qu’il ne connaissait pas.
Et ce qui l’agaçait surtout, c’était de ne pas pouvoir s’en détacher, quoi qu’il fît pour cela. Elle l’intéressait malgré lui. Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fille ne le regardait pas et que les visées de son cher camarade n’avaient pas le sens commun, il prêtait involontairement l’oreille aux propos d’une commère, il prenait plaisir à l’interroger, et les renseignements qu’elle lui fournissait à tort et à travers piquaient sa curiosité.
– Décidément, c’est trop bête, murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans le théâtre; je me crée des ennuis tout exprès, lorsque je n’aurais qu’à me laisser vivre, pour être parfaitement heureux. J’ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d’argent qu’il ne m’en faut. On me choie partout, et il ne tiendrait peut-être qu’à moi de faire un très beau mariage, tout en épousant une personne qui me plaît. Qu’aurai-je besoin de m’embarrasser des suites d’un événement auquel j’ai assisté par hasard? C’est bon pour Binos, qui est un désœuvré et un extravagant, de chercher des coquins introuvables. Moi, je puis mieux employer mon temps. Au diable les marchandes d’oranges et les épingles empoisonnées! Il s’agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nom Marguerite Paulet; quand je n’obtiendrais d’elle et de son père que la permission de faire son portrait pour le salon de l’année prochaine, ce serait un succès qui me consolerait très bien de ne jamais découvrir l’homme et la femme qui ont machiné ce crime ténébreux.
Tout en se tenant à lui-même ce discours très sensé, Freneuse s’efforçait de fendre le flot humain qui l’entourait, et n’y réussissait guère. Il avait justement devant lui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait le passage, et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pour impatienter les gens qui venaient après lui.
Après plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur et ce personnage, Freneuse finit par essayer d’une poussée, afin de le décider à avancer un peu plus vite.
L’homme se retourna, en grommelant des mots impolis, et montra ainsi son visage à l’artiste, qui éprouva en le voyant une sensation bizarre. Il lui parut que cet amateur de drames à spectacle ressemblait au voyageur de l’impériale. C’étaient les mêmes traits taillés à coups de hache, les mêmes moustaches grisonnantes, les mêmes favoris coupés militairement, la même physionomie dure. Seulement, le costume était tout différent: au lieu d’un paletot-sac et d’un feutre rond, ce monsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau de soie tout neuf.
Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse, des yeux noirs très vifs, ombragés par des sourcils épais, et sans doute il ne le jugea pas digne de sa colère, car, au lieu de l’apostropher, il se remit aussitôt en position, et il accéléra son allure, si bien qu’il se fit faire place et qu’il se perdit promptement