Le crime de l'omnibus. Fortuné du Boisgobey
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Читать онлайн книгу Le crime de l'omnibus - Fortuné du Boisgobey страница 6
– Mais tu es fou! Puisque je te dis qu’il n’y a pas eu le moindre incident pendant le trajet.
– Enfin la fille qui est morte était vivante quand elle est entrée dans la voiture, n’est-ce pas?
– Oh! très vivante. Elle aussi avait un voile, mais ses yeux brillaient à travers ce voile comme deux diamants noirs.
– Bon! et en arrivant, ils étaient éteints. Quand s’est-on aperçu qu’elle avait passé de vie à trépas?
– C’est moi qui m’en suis aperçu, au moment où nous arrivions à la station de la place Pigalle. Elle appuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule, et je me figurais qu’elle dormait. J’ai voulu la réveiller, et…
– Comment, sur ton épaule! Tu étais donc assis à côté d’elle? Je croyais que tu lui faisais vis-à-vis.
– La dame voilée qui était sa voisine de gauche la soutenait depuis le Pont Neuf, s’imaginant comme moi qu’elle dormait. Quand cette dame est descendue rue de Laval, elle m’a prié de la remplacer. Je n’étais pas fâché du tout de servir d’oreiller à une jeune et jolie personne. À sa droite, la stalle était libre. Je l’ai prise, et la dame m’a repassé un fardeau qui me semblait doux.
– Et tu n’as pas trouvé prodigieux ce sommeil que rien n’interrompait? Paul, mon garçon, tu torches proprement un tableau de genre, mais ta naïveté passe les bornes.
– J’en conviens; et pourtant…
– La dame savait fort bien qu’elle te confiait un cadavre, et elle ne la soutenait que pour l’empêcher de tomber. Elle avait jugé à ta figure que tu ne t’apercevrais de rien, et, dès qu’elle l’a pu, elle t’a laissé te débrouiller tout seul. C’est très fort, ce qu’elle a fait là, et elle pouvait te jouer un très mauvais tour. Comment t’en es-tu tiré à l’arrivée?
– Ah çà, est-ce que tu prétends qu’on aurait pu m’accuser d’avoir assassiné ma voisine?
– Hé! hé! on a vu des choses plus extraordinaires.
– Allons donc! je viens de causer avec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès. Le corps n’a pas seulement une piqûre.
Tiens! voilà les hommes du poste qui arrivent avec un brancard pour l’emporter.
On m’a demandé mon nom, voilà tout.
– On t’a demandé ton nom, et tu l’as donné!
– Sans doute. Pourquoi l’aurais-je caché? D’ailleurs, je ne pouvais pas faire autrement.
– Ça, c’est une raison. Il est certain que, si tu avais refusé de dire qui tu étais, ce refus aurait paru louche. On t’aurait soupçonné.
– Soupçonné de quoi? Puisque je te dis que cette jeune fille a succombé à la rupture d’un anévrisme. Tous ceux qui l’ont vue n’ont aucun doute à cet égard. Les sergents de ville, l’employé de la station, le conducteur…
– Tous gens aussi compétents les uns que les autres en matière de décès! Ne dis donc pas de bêtises. Tu sais aussi bien que moi qu’un médecin examinera le corps, et que lui seul pourra trancher la question.
«Et, quoi qu’il décide, tu peux t’attendre à être appelé chez le commissaire.
– Eh bien, j’irai… et j’aurai soin de ne pas t’y emmener avec moi, car avec tes imaginations et tes raisonnements, tu troublerais la cervelle de l’homme le plus sensé. Ah! tu ferais un terrible juge d’instruction! Tu vois des crimes partout.
– J’en vois où il y en a, mon cher. Tu viens d’assister à un bel et bon assassinat, savamment combiné et magistralement exécuté. Il y aurait de quoi défrayer de copie pendant trois mois tous les journaux de Paris.
– Tu es fou. Les journaux raconteront demain qu’une jeune fille est morte subitement dans un omnibus, et après-demain il n’en sera plus question.
– Si le public ne s’en occupe plus, moi, je m’en occuperai.
– Tu veux faire de la police pour ton agrément! Il ne te manquait plus que cela. C’est complet.
– Il faut bien employer ses loisirs à quelque chose, et j’ai du temps de reste.
– Et ton tableau, malheureux, ton tableau, qui devait être prêt pour l’exposition et qui est à peine commencé!
– Je m’y mettrai au printemps. L’hiver, je ne suis jamais en train. J’ai donc deux mois devant moi, et avant deux mois, j’aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvais coup.
– C’est-à-dire celle qui était assise à côté de cette pauvre enfant?
– Naturellement.
– Pardon! il y en avait deux, l’une à la droite, l’autre à la gauche de la petite.
– Celle qui est restée jusqu’à la rue de Laval, et qui t’a si adroitement repassé le cadavre.
– Fais-moi donc le plaisir de m’expliquer comment elle a pu s’y prendre pour tuer sa voisine sans que personne s’en aperçût.
– Très volontiers… dès que tu auras répondu aux questions que je vais te poser. Tu m’as dit que la jeune fille s’appuyait sur la dame voilée…
– Oui… je crois même que la dame la tenait par la taille.
– À quel moment a-t-elle commencé à l’entourer charitablement de son bras?
– Mais il me semble que c’est après la descente du Pont Neuf. L’omnibus allait très vite, et une roue a dû passer sur une grosse pierre, car il y a eu un cahot très violent. La petite a jeté un cri… oh! un cri bien faible… Elle a porté la main à son cœur, elle s’est renversée en arrière… probablement la secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine… Elle est morte sans souffrir… et presque sans faire un mouvement.
– C’est, en effet, on ne peut plus vraisemblable, dit ironiquement Binos. Et alors, après ce léger spasme, elle a penché la tête… la bonne voisine a présenté son épaule… elle a fait de son bras une ceinture à l’enfant qui n’a plus bougé.
– Tu racontes la scène exactement comme si tu l’avais vue.
– Et toi qui l’as vue, tu as trouvé tout simple que cette jeune personne s’endormît tout à coup et ne se réveillât plus.
– Je n’y ai pas fait d’abord grande attention… on n’y voyait pas très clair dans le fond de la voiture. Les lanternes étaient presque éteintes.
– Parbleu! j’en étais sûr. La scélérate comptait sur l’obscurité.
– Mais, encore une fois, de quel procédé a-t-elle usé pour expédier dans l’autre monde, en moins de dix secondes, une fille qui n’avait pas vingt ans et qui ne demandait qu’à vivre? Tu ne me soutiendras pas, je suppose, qu’elle l’a poignardée?
– Poignardée,