Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti
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VI
Jeudi 18 octobre.
C’est une surprise, de se réveiller sous un ciel bas et sombre. Nous comptions avoir, comme les matins précédents, ce soleil des automnes et des hivers de Chine, presque jamais voilé, qui rayonne et chauffe même lorsque tout gèle à pierre fendre, et qui nous avait aidés jusqu’ici à supporter les visions de la route. Mais un vélum épais s’est tendu pendant la nuit au-dessus de nos têtes…
Quand nous ouvrons notre porte de jonque, au petit jour à peine naissant, nos chevaux et nos charrettes sont là, qui viennent d’arriver. Sur le sinistre bord, des Mongols, parmi leurs chameaux, se tiennent accroupis autour de feux qui ont brûlé toute la nuit dans la poussière, et, derrière leurs groupes immobilisés, les hautes murailles de la ville, d’un noir d’encre, montent vers l’obscurité des nuages.
Dans la jonque, confiée à deux marins du détachement de Tong-Tchéou qui la garderont jusqu’à notre retour, nous laissons notre petit matériel de nomades – et ce que nous possédons de plus précieux, les dernières des bouteilles d’eau pure que le général nous avait données.
Nous faisons cette dernière étape en compagnie du consul général de France à Tien-Tsin et du chancelier de la légation, qui l’un et l’autre montent à Pékin, escortés d’un maréchal des logis et de trois ou quatre hommes de l’artillerie.
Longue route monotone, par un matin froid et gris, à travers des champs de sorghos roussis par les premières gelées, à travers des villages saccagés et désertés où rien ne bouge plus: campagnes de deuil et d’automne, sur lesquelles commence de tomber lentement une petite pluie triste.
Par instants, il m’arrive de me croire dans les chemins du pays basque, en novembre, parmi des maïs non encore fauchés. Et puis tout à coup, sur mon passage, quelque symbole inconnu se dresse pour me rappeler la Chine, un tombeau de forme mystérieuse, ou bien des stèles étranges posées sur d’énormes tortues de granit.
De loin en loin, nous croisons des convois militaires, d’une nation ou d’une autre, des files de voitures d’ambulance. Ici des Russes, dans les ruines d’un village, s’abritent pour une averse. Là des Américains, qui ont découvert une cachette de vêtements, au fond d’une maison abandonnée, s’en vont joyeux, endossant des manteaux de fourrure.
Des tombeaux, toujours beaucoup de tombeaux; la Chine, d’un bout à l’autre, en est encombrée; les uns, au bord de la route, gisent comme perdus; d’autres s’isolent magnifiquement au milieu d’enclos qui sont des bocages mortuaires, des bois de cèdres aux verdures sombres.
Dix heures. Nous devons approcher de Pékin, dont rien pourtant ne décèle encore le voisinage. Pas une figure de Chinois ne s’est montrée depuis notre départ; les campagnes continuent d’être désertes et inquiétantes de silence, sous le voile de l’imperceptible pluie.
Nous allons passer, paraît-il, non loin du mausolée d’une impératrice, et le chancelier de France, qui connaît ces environs, me propose de faire un détour pour l’apercevoir. Donc, laissant tout notre monde continuer tranquillement l’étape, nous prenons des sentiers de traverse, en allongeant le trot de nos chevaux dans les hautes herbes mouillées.
Bientôt paraissent un canal et un étang, blêmes sous le ciel incolore. Personne nulle part; des tranquillités mornes de pays dépeuplé. Le mausolée, sur la rive d’en face, émerge à peine de l’ombre d’un bois de cèdres, muré de toutes parts; nous ne voyons guère que les premiers portiques de marbre qui y conduisent, et l’avenue des stèles blanches qui va se perdre sous les arbres mystérieux; – tout cela un peu lointain et reproduit par le miroir de l’étang, en longs reflets renversés qui s’estompent. Près de nous des lotus, meurtris par le froid, penchent leurs grandes tiges sur l’eau couleur de plomb, où des cernes légers se tracent à la chute des gouttes de pluie. Et, parmi les roseaux, ces quelques boules blanchâtres, çà et là, sont des têtes de mort…
Quand nous rejoignons notre petite troupe, on nous promet l’entrée à Pékin dans une demi-heure. Allons, soit! Mais après les complications et les lenteurs du voyage, on croirait presque n’arriver jamais. Et c’est du reste invraisemblable, qu’une si prodigieuse ville, dans ce pays désert, puisse être là; à toute petite distance en avant de nous.
– Pékin ne s’annonce pas, m’explique mon nouveau compagnon d’étape,
Pékin vous saisit; quand on l’aperçoit, c’est qu’on y est…
La route à présent traverse des groupes de cèdres, des groupes de saules qui s’effeuillent, et, dans l’attente concentrée de voir enfin la Ville céleste, nous trottons sous la pluie très fine – qui ne mouille pas, tant sont desséchantes ces rafales du Nord promenant la poussière toujours et quand même, – nous trottons sans plus parler…
– Pékin! me dit tout à coup l’un de ceux qui cheminent avec moi, désignant une terrible masse obscure, qui vient de se lever au-dessus des arbres, un donjon crénelé, de proportions surhumaines.
Pékin!… Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d’une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble un steppe maudit. C’est comme un formidable changement de décor, exécuté sans bruit de machinistes, ni fracas d’orchestre, dans un silence plus imposant que toutes les musiques. Nous sommes au pied de ces bastions et de ces remparts, nous sommes dominés par tout cela, qu’un repli de terrain nous avait caché. En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d’aspect babylonien, chose intensément noire, sous la lumière morte d’un matin de neige et d’automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s’en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s’est posté, nous salue au passage en croassant à la mort.
Le ciel est si épais et si bas que l’on y voit à peine clair, et sous l’oppression de ce Pékin longtemps attendu, qui vient de faire au-dessus de nos têtes son apparition déconcertante et soudaine, nous nous avançons, aux cris intermittents de tous ces corbeaux alignés, un peu silencieux nous-mêmes, un peu glacés d’être là, souhaitant voir du mouvement, voir de la vie, voir quelqu’un ou quelque chose sortir enfin de ces murs.
Alors, d’une porte, là-bas en avant, d’une percée dans l’enceinte colossale, sort une énorme et lente bête brune, fourrée de laine comme un mouton géant, – puis deux, puis trois, puis dix: une caravane mongole, qui commence de couler vers nous, dans ce même silence, toujours, où l’on n’entend que les corbeaux croasser. A la file incessante les monstrueux chameaux de Mongolie, tout arrondis de fourrure, avec d’étonnants manchons aux jambes, des crinières comme des lions, processionnent sans fin le long de nos chevaux qui s’effarent; ils ne portent ni cloches ni grelots, comme en ont ces bêtes maigres, aux harmonieuses caravanes des déserts arabiques; leurs pieds s’enfoncent profondément dans la poussière qui assourdit leurs pas, le silence n’est pas rompu par leur marche. Et les Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée des regards ennemis.
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