Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti

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Les derniers jours de Pékin - Pierre  Loti

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qui, suivant la mode chinoise, veillaient accroupis de chaque côté du seuil.

      Rien de bien somptueux, dans ce palais de décrépitude et de poussière, que nous avons distraitement traversé; rien de grand non plus, mais de la vraie Chine, de la très vieille Chine, grimaçante et hostile; des monstres à profusion, en marbre, en faïence brisée, en bois vermoulu, tombant de vétusté dans les cours, ou menaçant au bord des toits; des formes affreuses, partout esquissées sous la cendre et l’effacement du temps; des cornes, des griffes, des langues fourchues et de gros yeux louches. Et dans des cours tristement murées, quelques roses de fin de saison, fleurissant encore, sous des arbres centenaires.

* * * * *

      Maintenant donc, après beaucoup de détours dans des couloirs mal éclairés, nous voici devant la porte des déesses, la porte marquée de deux grandes lettres rouges. La vieille Chinoise alors, toujours mystérieuse et muette, tenant le front haut, mais baissant obstinément son regard sans vie, pousse devant nous les battants noirs, avec un geste de soumission qui signifie: Les voilà, regardez!

      Au milieu d’un lamentable désordre, dans une chambre demi-obscure où n’entre pas le soleil du soir et où commence déjà le crépuscule, deux pauvres filles, deux soeurs qui se ressemblent, sont assises tête basse, effondrées plutôt, en des poses de consternation suprême, l’une sur une chaise, l’autre sur le bord du lit d’ébène qu’elles doivent partager pour dormir. Elles portent d’humbles robes noires; mais çà et là par terre, des soies éclatantes sont jetées comme choses perdues, des tuniques brodées de grandes fleurs et de chimères d’or: les parures qu’elles mettaient pour aller sur le front des armées, parmi les balles sifflantes, aux jours de bataille; leurs atours de guerrières et de déesses…

      Car elles étaient des espèces de Jeanne d’Arc – si ce n’est pas un blasphème que de prononcer à propos d’elles ce nom idéalement pur, – elles étaient des filles-fétiches que l’on postait dans les pagodes criblées d’obus pour en protéger les autels, des inspirées qui marchaient au feu avec des cris pour entraîner les soldats. Elles étaient les déesses de ces incompréhensibles Boxers, à la fois atroces et admirables, grands hystériques de la patrie chinoise, qu’affolaient la haine et la terreur de, l’étranger, – qui tel jour s’enfuyaient peureusement sans combattre, et, le lendemain, avec des clameurs de possédés, se jetaient à l’arme blanche au-devant de la mort, sous des pluies de balles, contre des troupes dix fois plus nombreuses.

      Captives à présent, les déesses sont la propriété – et le bibelot curieux, si l’on peut dire – des sept nations alliées. On ne les maltraite point. On les enferme seulement, de peur qu’elles ne se suicident, ce qui est devenu leur idée fixe. Dans la suite, quel sera leur sort? Déjà on se lasse de les voir, on ne sait plus qu’en faire.

      Cernées, un jour de déroute, dans une jonque où elles venaient de se réfugier, elles s’étaient jetées dans le fleuve, avec leur mère qui les suivait toujours. Au fond de l’eau, des soldats les repêchèrent toutes les trois, évanouies. Elles, les déesses, après des soins très longs, reprirent leurs sens. Mais la maman ne rouvrit jamais ses yeux obliques de vieille Chinoise, et on fit croire à ses filles qu’elle était soignée dans un hôpital, d’où elle ne tarderait pas à revenir. D’abord, les prisonnières étaient braves, très vivantes, hautaines même, et toujours parées. Mais ce matin, on leur a dit qu’elles n’avaient plus de mère, et c’est là ce qui vient de les abattre comme un coup de massue.

      N’ayant pas d’argent pour s’acheter des robes de deuil, qui en Chine se portent blanches, elles ont demandé au moins ces bottines de cuir blanc, qui chaussent à cette heure leurs pieds de poupée, et qui sont essentielles ici, comme chez nous le voile de crêpe.

      Frêles toutes deux, d’une pâleur jaune de cire, à peine jolies, avec une certaine grâce quand même, un certain charme comme il faut, elles restent là, l’une devant l’autre, sans larmes, les yeux rivés à terre et les bras tombants. Leurs regards désolés ne se lèvent même pas pour savoir qui entre, ni ce qu’on leur veut; elles n’ont pas un mouvement à notre arrivée, pas un geste, pas un sursaut. Rien ne leur est plus. C’est l’indifférence à toute chose, dans l’attente de la mort.

      Et voici qu’elles nous inspirent un respect inattendu, par la dignité de leur désespoir, un respect, et surtout une compassion infinie. Nous ne trouvons rien à nous dire, gênés à présent d’être là, comme d’une inconvenance que nous aurions commise.

      L’idée nous vient alors de déposer des dollars en offrande sur le lit défait; mais l’une des soeurs, toujours sans paraître nous voir, jette les pièces à terre et, d’un signe, invite la servante à en disposer pour elle-même… Allons, ce n’était de notre part qu’une maladresse de plus…

      Il y a de tels abîmes d’incompréhension entre des officiers européens et des déesses de Boxers, que même notre pitié ne peut sous aucune forme leur être indiquée. Et, nous qui étions venus pour être amusés d’un spectacle curieux, nous repartons en silence, gardant, avec un serrement de coeur, l’image des deux pauvres anéanties, en prison dans la triste chambre où le soir tombe.

* * * * *

      Ma jonque, équipée de cinq Chinois quelconques, remontera le fleuve sous pavillon français, il va sans dire, et ce sera déjà une sauvegarde. Toutefois, le service des étapes a jugé plus prudent, bien que nous soyons armés, mon serviteur et moi, de m’adjoindre deux soldats – deux cavaliers du train avec fusils et munitions.

      Au delà de Tien-Tsin, où j’ai passé encore la journée, on peut faire route en chemin de fer une heure de plus dans la direction de Pékin, jusqu’à la ville de Yang-Soun. Ma jonque, emportant mes deux cavaliers, Toum et mon bagage, ira donc là m’attendre, à un tournant du fleuve, et elle est partie en avant aujourd’hui même, en compagnie d’un convoi militaire.

      Et je dîne ce soir au consulat général, – que les obus ont à peu près épargné, comme à miracle, bien que son pavillon, resté bravement en l’air pendant le siège, ait longtemps servi de point de mire aux canonniers chinois.

      III

      Lundi 15 octobre.

      Départ de Tien-Tsin en chemin de fer, à huit heures du matin. Une heure de route, à travers la même plaine toujours, la même désolation, le même vent cinglant, la poussière. Et puis, ce sont les ruines calcinées de Yang-Soun, où le train s’arrête parce qu’il n’y a plus de voie: à partir de ce point, les Boxers ont tout détruit; les ponts sont coupés, les gares brûlées et les rails semés au hasard dans la campagne.

      Ma jonque est là, m’attendant au bord du fleuve.

      Et à présent il va falloir, pour trois jours au moins, s’arranger une existence de lacustre, dans le sarcophage qui est la chambre de l’étrange bateau, sous le toit de natte qui laisse voir le ciel par mille trous et qui, cette nuit, laissera la gelée blanche engourdir notre sommeil. Mais c’est si petit, si petit, cette chambre où je devrai habiter, manger, dormir, en promiscuité complète avec mes compagnons français, que je congédie l’un des soldats; jamais nous ne pourrions tenir là dedans quatre ensemble.

      Les Chinois de mon équipage, dépenaillés, sordides, figures niaises et féroces, m’accueillent avec de grands saluts. L’un prend le gouvernail, les autres sautent sur la berge, vont s’atteler au bout d’une longue amarre fixée au mât de la jonque, – et nous partons à la cordelle, remontant le courant du Peï-Ho, l’eau lourde et empoisonnée où çà et là, parmi les roseaux des bords, ballonnent des ventres de cadavre.

      Il s’appelle Renaud, celui des deux soldats que j’ai gardé, et il m’apprend qu’il est un paysan du Calvados.

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