L'île des pingouins. Anatole France

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L'île des pingouins - Anatole  France

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style="font-size:15px;">      – Le dragon, je l’ai vu qui ôtait sa tête dans la grange pour donner un baiser à ma soeur Minnie.

      Et les Anciens demandèrent encore aux habitants:

      – Comment le dragon est-il grand?

      Et il leur fut répondu:

      – Grand comme un boeuf.

      – Comme les grands navires de commerce des Bretons.

      – Il est de la taille d’un homme.

      – Il est plus haut que le figuier sous lequel vous êtes assis.

      – Il est gros comme un chien.

      Interrogés enfin sur sa couleur, les habitants dirent:

      – Rouge.

      – Verte.

      – Bleue.

      – Jaune.

      – Il a la tête d’un beau vert; les ailes sont orange vif, lavé de rose; les bords d’un gris d’argent; la croupe et la queue rayées de bandes brunes et roses, le ventre jaune vif, moucheté de noir.

      – Sa couleur? Il n’a pas de couleur.

      – Il est couleur de dragon.

      Après avoir entendu ces témoignages, les Anciens demeurèrent incertains sur ce qu’il y avait à faire. Les uns proposaient d’épier le dragon, de le surprendre et de l’accabler d’une multitude de flèches. D’autres, considérant qu’il était vain de s’opposer par la force à un monstre si puissant, conseillaient de l’apaiser par des offrandes.

      – Payons-lui le tribut, dit l’un d’eux qui passait pour sage. Nous pourrons nous le rendre propice en lui faisant des présents agréables, des fruits, du vin, des agneaux, une jeune vierge.

      D’autres enfin étaient d’avis d’empoisonner les fontaines où il avait coutume de boire ou de l’enfumer dans sa caverne.

      Mais aucun de ces avis ne prévalut. On disputa longuement et les Anciens se séparèrent sans avoir pris aucune résolution.

      CHAPITRE VII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

      Durant tout le mois dédié par les Romains à leur faux dieu Mars ou Mavors, le dragon ravagea les fermes des Dalles et des Dombes, enleva cinquante moutons, douze porcs et trois jeunes garçons. Toutes les familles étaient en deuil et l’île se remplissait de lamentations. Pour conjurer le fléau, les Anciens des malheureux villages qu’arrosent le Clange et la Surelle résolurent de se réunir et d’aller ensemble demander secours au bienheureux Maël.

      Le cinquième jour du mois dont le nom, chez les Latins, signifie ouverture, parce qu’il ouvre l’année, ils se rendirent en procession au moustier de bois qui s’élevait sur la côte méridionale de l’île. Introduits dans le cloître, ils firent entendre des sanglots et des gémissements. Ému de leurs plaintes, le vieillard Maël, quittant la salle où il se livrait à l’étude de l’astronomie et à la méditation des Écritures, descendit vers eux, appuyé sur son bâton pastoral. À sa venue les Anciens prosternés tendirent des rameaux verts. Et plusieurs d’entre eux brûlèrent des herbes aromatiques.

      Et le saint homme, s’étant assis près de la fontaine claustrale, sous un figuier antique, prononça ces paroles:

      – O mes fils, postérité des Pingouins, pourquoi pleurez-vous et gémissez-vous? Pourquoi tendez-vous vers moi ces rameaux suppliants? Pourquoi faites-vous monter vers le ciel la fumée des aromates? Attendez-vous que je détourne de vos têtes quelque calamité? Pourquoi m’implorez-vous? Je suis prêt à donner ma vie pour vous. Dites seulement ce que vous espérez de votre père.

      À ces questions le premier des Anciens répondit:

      – Père des enfants d’Alca, ô Maël, je parlerai pour tous. Un dragon très horrible ravage nos champs, dépeuple nos étables et ravit dans son antre la fleur de notre jeunesse. Il a dévoré l’enfant Elo et sept jeunes garçons; il a broyé entre ses dents affamées la vierge Orberose, la plus belle des Pingouines. Il n’est point de village où il ne souffle son haleine empoisonnée et qu’il ne remplisse de désolation.

      En proie à ce fléau redoutable, nous venons, ô Maël, te prier, comme le plus sage, d’aviser au salut des habitants de cette île, de peur que la race antique des Pingouins ne s’éteigne.

      – O le premier des Anciens d’Alca, répliqua Maël, ton discours me plonge dans une profonde affliction, et je gémis à la pensée que cette île est en proie aux fureurs d’un dragon épouvantable. Un tel fait n’est pas unique, et l’on trouve dans les livres plusieurs histoires de dragons très féroces. Ces monstres se rencontrent principalement dans les cavernes, aux bords des eaux et de préférence chez les peuples païens. Il se pourrait que plusieurs d’entre vous, bien qu’ayant reçu le saint baptême, et tout incorporés qu’ils sont à la famille d’Abraham, aient adoré des idoles, comme les anciens Romains, ou suspendu des images, des tablettes votives, des bandelettes de laine et des guirlandes de fleurs aux branches de quelque arbre sacré. Ou bien encore les Pingouines ont dansé autour d’une pierre magique et bu l’eau des fontaines habitées par les nymphes. S’il en était ainsi, je croirais que le Seigneur a envoyé ce dragon pour punir sur tous les crimes de quelques-uns et afin de vous induire, ô fils des Pingouins, à exterminer du milieu de vous le blasphème, la superstition et l’impiété. C’est pourquoi je vous indiquerai comme remède au grand mal dont vous souffrez de rechercher soigneusement l’idolâtrie dans vos demeures et de l’en extirper. J’estime qu’il sera efficace aussi de prier et de faire pénitence.

      Ainsi parla le saint vieillard Maël. Et les Anciens du peuple pingouin, lui ayant baisé les pieds, retournèrent dans leurs villages avec une meilleure espérance.

      CHAPITRE VIII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

      Suivant les conseils du saint homme Maël, les habitants d’Alca s’efforcèrent d’extirper les superstitions qui avaient germé parmi eux. Ils veillèrent à ce que les filles n’allassent plus danser autour de l’arbre des fées, en prononçant des incantations. Ils défendirent sévèrement aux jeunes mères de frotter leurs nourrissons pour les rendre forts, aux pierres dressées dans les campagnes. Un vieillard des Dombes, qui annonçait l’avenir en secouant des grains d’orge sur un tamis, fut jeté dans un puits.

      Cependant, le monstre continuait à ravager chaque nuit les basses-cours et les étables. Les paysans épouvantés se barricadaient dans leurs maisons. Une femme enceinte qui, par une lucarne, vit au clair de lune l’ombre du dragon sur le chemin bleu, en fut si épouvantée qu’elle accoucha incontinent avant terme.

      En ces jours d’épreuve, le saint homme Maël méditait sans cesse sur la nature des dragons et sur les moyens de les combattre. Après six mois d’études et de prières, il lui parut bien avoir trouvé ce qu’il cherchait. Un soir, comme il se promenait sur le rivage de la mer, en compagnie d’un jeune religieux nommé Samuel, il lui exprima sa pensée en ces termes:

      – J’ai longuement étudié l’histoire et les moeurs des dragons, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais afin d’y découvrir des exemples à suivre dans les conjonctures présentes. Et telle est, mon fils Samuel, l’utilité de l’histoire.

      C’est un fait constant

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