L'île des pingouins. Anatole France

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L'île des pingouins - Anatole  France

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style="font-size:15px;">      – Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et naturels une si miraculeuse machine?

      – Mon père, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendît, ce pied serait-il miraculeux?

      – Sans doute, mon fils.

      – Le chausseriez-vous?

      – Assurément.

      – Eh bien! si vous croyez qu’on peut chausser d’un soulier naturel un pied miraculeux, vous devez croire aussi qu’on peut mettre des agrès naturels à une embarcation miraculeuse. Cela est limpide. Hélas! pourquoi faut-il que les plus saints personnages aient leurs heures de langueur et de ténèbres? On est le plus illustre des apôtres de la Bretagne, on pourrait accomplir des oeuvres dignes d’une louange éternelle.... Mais l’esprit est lent et la main paresseuse! Adieu donc, mon père! Voyagez à petites journées, et quand enfin vous approcherez des côtes d’Hoedic, vous regarderez fumer les ruines de la chapelle élevée et consacrée par vos mains. Les païens l’auront brûlée avec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grillé comme un boudin.

      – Mon trouble est extrême, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son front mouillé de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n’est point une petite tâche que de gréer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entreprenons une telle oeuvre, de perdre du temps loin d’en gagner.

      – Ah! mon père, s’écria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trouverons les agrès nécessaires dans ce chantier que vous avez jadis établi sur cette côte et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J’ajusterai moi même toutes les pièces navales. Avant d’être moine, j’ai été matelot et charpentier; et j’ai fait bien d’autres métiers encore. À l’ouvrage!

      Aussitôt il entraîne le saint homme dans un hangar tout rempli des choses nécessaires à la navigation.

      – À vous cela, mon père!

      Et il lui jette sur les épaules la toile, le mât, la corne et le gui.

      Puis, se chargeant lui-même d’une étrave et d’un gouvernail avec la mèche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d’outils, il court au rivage, tirant après lui par sa robe le saint homme plié, suant et soufflant, sous le faix de la toile et des bois.

      CHAPITRE IV. NAVIGATION DE SAINT MAËL SUR L’OCÉAN DE GLACE

      Le Diable, s’étant troussé jusqu’aux aisselles, traîna l’auge sur le sable et la gréa en moins d’une heure.

      Dès que le saint homme Maël se fut embarqué, cette cuve, toutes voiles déployées, fendit les eaux avec une telle vitesse que la côte fut aussitôt hors de vue. Le vieillard gouvernait au sud pour doubler le cap Land’s End. Mais un courant irrésistible le portait au sud-ouest. Il longea la côte méridionale de l’Irlande et tourna brusquement vers le septentrion. Le soir, le vent fraîchit. En vain Maël essaya de replier la toile. La cuve fuyait éperdument vers les mers fabuleuses.

      À la clarté de la lune, les sirènes grasses du Nord, aux cheveux de chanvre, vinrent soulever autour de lui leurs gorges blanches et leurs croupes roses; et, battant de leurs queues d’émeraude la vague écumeuse, elles chantèrent en cadence:

      Où cours-tu, doux Maël, Dans ton auge éperdue? Ta voile est gonflée Comme le sein de Junon Quand il en jaillit la Voie lactée.

      Un moment elles le poursuivirent, sous les étoiles, de leurs rires harmonieux. Mais la cuve fuyait plus rapide cent fois que le navire rouge d’un Viking. Et les pétrels, surpris dans leur vol, se prenaient les pattes aux cheveux du saint homme.

      Bientôt une tempête s’éleva, pleine d’ombre et de gémissements, et l’auge, poussée par un vent furieux, vola comme une mouette dans la brume et la houle.

      Après une nuit de trois fois vingt-quatre heures, les ténèbres se déchirèront soudain. Et le saint homme découvrit à l’horizon un rivage plus étincelant que le diamant. Ce rivage grandit rapidement, et bientôt, à la clarté glaciale d’un soleil inerte et bas, Maël vit monter au-dessus des flots une ville blanche, aux rues muettes, qui, plus vaste que Thèbes aux cent portes, étendait à perte de vue les ruines de son forum de neige, de ses palais de givre, de ses arcs de cristal et de ses obélisques irisés.

      L’océan était couvert de glaces flottantes, autour desquelles nageaient des hommes marins au regard sauvage et doux. Et Léviathan passa, lançant une colonne d’eau jusqu’aux nuées.

      Cependant, sur un bloc de glace qui nageait de conserve avec l’auge de pierre, une ourse blanche était assise, tenant son petit entre ses bras, et Maël l’entendit qui murmurait doucement ce vers de Virgile: Incipe parve puer.

      Et le vieillard, plein de tristesse et de trouble, pleura.

      L’eau douce avait, en se gelant, fait éclater le baril qui la contenait. Et pour étancher sa soif, Maël suçait des glaçons. Et il mangeait son pain trempé d’eau salée. Sa barbe et ses cheveux se brisaient comme du verre. Sa robe recouverte d’une couche de glace lui coupait à chaque mouvement les articulations des membres. Les vagues monstrueuses se soulevaient et leurs mâchoires écumantes s’ouvraient toutes grandes sur le vieillard. Vingt fois des paquets de mer emplirent l’embarcation. Et le livre des saints Évangiles, que l’apôtre gardait précieusement sous une couverture de pourpre, marquée d’une croix d’or, l’océan l’engloutit.

      Or, le trentième jour, la mer se calma. Et voici qu’avec une effroyable clameur du ciel et des eaux une montagne d’une blancheur éblouissante, haute de trois cents pieds, s’avance vers la cuve de pierre. Maël gouverne pour l’éviter; la barre se brise dans ses mains. Pour ralentir sa marche à l’écueil, il essaye encore de prendre des ris. Mais, quand il veut nouer les garcettes, le vent les lui arrache, et le filin, en s’échappant, lui brûle les mains. Et il voit trois démons aux ailes de peau noire, garnies de crochets, qui, pendus aux agrès, soufflent dans la toile.

      Comprenant à cette vue que l’Ennemi l’a gouverné en toutes ces choses, il s’arme du signe de la Croix. Aussitôt un coup de vent furieux, plein de sanglots et de hurlements, soulève l’auge de pierre, emporte la mâture avec toute la toile, arrache le gouvernail et l’étrave.

      Et l’auge s’en fut à la dérive sur la mer apaisée. Le saint homme, s’agenouillant, rendit grâces au Seigneur, qui l’avait délivré des pièges du démon. Alors il reconnut, assise sur un bloc de glace, l’ourse mère, qui avait parlé dans la tempête. Elle pressait sur son sein son enfant bien-aimé, et tenait à la main un livre de pourpre marqué d’une croix d’or. Ayant accosté l’auge de granit, elle salua le saint homme par ces mots:

      – Pax tibi, Maël.

      Et elle lui tendit le livre.

      Le saint homme reconnut son évangéliaire, et, plein d’étonnement, il chanta dans l’air tiédi une hymne au Créateur et à la création.

      CHAPITRE V. BAPTÊME DES PINGOUINS

      Après être allé une heure à la dérive, le saint homme aborda une plage étroite, fermée par des montagnes à pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contournant les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s’assura ainsi que c’était une île ronde, au milieu de laquelle s’élevait une montagne couronnée de nuages. Il

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