L'île des pingouins. Anatole France

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L'île des pingouins - Anatole  France

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et de faim, il s’assit sur une pierre, dans les creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marqués de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n’y toucha point, disant:

      – Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges.

      Et il mâcha des lichens arrachés au creux des pierres.

      Le saint homme avait accompli presque entièrement le tour de l’île sans rencontrer d’habitants, quand il parvint à un vaste cirque formé par des rochers fauves et rouges, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nuées.

      La réverbération des glaces polaires avait brûlé les yeux du vieillard. Pourtant, une faible lumière se glissait encore entre ses paupières gonflées. Il distingua des formes animées qui se pressaient en étages sur ces rochers, comme une foule d’hommes sur les gradins d’un amphithéâtre. Et en même temps ses oreilles, assourdies par les longs bruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c’était là des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l’avait envoyé à eux pour leur enseigner la loi divine, il les évangélisa.

      Monté sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage:

      – Habitants de cette île, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semblez moins une troupe de pêcheurs et de mariniers que le sénat d’une sage république. Par votre gravité, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce rocher sauvage une assemblée comparable aux Pères-Conscrits de Rome délibérant dans le temple de la Victoire, ou plutôt aux philosophes d’Athènes disputant sur les bancs de l’Aréopage. Sans doute, vous ne possédez ni leur science ni leur génie; mais peut-être, au regard de Dieu, l’emportez vous sur eux. Je devine que vous êtes simples et bons. En parcourant les bords de votre île, je n’y ai découvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni têtes ni chevelures d’ennemis suspendues à une haute perche ou clouées aux portes des villages. Il me semble que vous n’avez point d’arts, et que vous ne travaillez point les métaux. Mais vos coeurs sont purs et vos mains innocentes. Et la vérité entrera facilement dans vos âmes.

      Or, ce qu’il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d’une allure grave, c’étaient des pingouins que réunissait le printemps, et qui se tenaient rangés par couples sur les degrés naturels de la roche, debout dans la majesté de leurs gros ventres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussaient des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu’ils ne les connaissaient pas et n’en avaient jamais reçu d’offense; et il y avait en ce religieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extrêmement à ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosité amie, leur petit oeil rond prolongé en avant par une tache blanche ovale, qui donnait à leur regard quelque chose de bizarre et d’humain.

      Touché de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l’Évangile.

      – Habitants de cette île, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l’image du jour spirituel qui se lève dans vos âmes. Car je vous apporte la lumière intérieure; je vous apporte la lumière et la chaleur de l’âme. De même que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jésus-Christ fera fondre les glaces de vos coeurs.

      Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire à la lumière du jour aime les chants alternés, les pingouins répondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait douce, car ils étaient dans la saison de l’amour.

      Et le saint homme, persuadé qu’ils appartenaient à quelque peuplade idolâtre et faisaient en leur langage adhésion à la foi chrétienne, les invita à recevoir le baptême.

      – Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces roches sont pleins d’une eau pure, et j’ai vu tantôt, en me rendant à votre assemblée, plusieurs d’entre vous plongés dans ces baignoires naturelles. Or, la pureté du corps est l’image de la pureté spirituelle.

      Et il leur enseigna l’origine, la nature et les effets du baptême.

      – Le baptême, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Régénération, Illumination.

      Et il leur expliqua successivement chacun de ces points.

      Puis, ayant béni préalablement l’eau qui tombait des cascades et récité les exorcismes, il baptisa ceux qu’il venait d’enseigner, en versant sur la tête de chacun d’eux une goutte d’eau pure et en prononçant les paroles consacrées.

      Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits.

      CHAPITRE VI. UNE ASSEMBLÉE AU PARADIS

      Quand le baptême des pingouins fut connu dans le Paradis, il n’y causa ni joie ni tristesse, mais une extrême surprise. Le Seigneur lui-même était embarrassé. Il réunit une assemblée de clercs et de docteurs et leur demanda s’ils estimaient que ce baptême fût valable.

      – Il est nul, dit saint Patrick.

      – Pourquoi est-il nul? demanda saint Gal, qui avait évangélisé les Cornouailles et formé le saint homme Maël aux travaux apostoliques.

      – Le sacrement du baptême, répondit saint Patrick, est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque.

      Mais saint Gal:

      – Quel rapport prétendez-vous établir entre le baptême d’un oiseau et le mariage d’un eunuque? Il n’y en a point. Le mariage est, si j’ose dire, un sacrement conditionnel, éventuel. Le prêtre bénit par avance un acte; il est évident que, si l’acte n’est pas consommé, la bénédiction demeure sans effet. Cela saute aux yeux. J’ai connu sur la terre, dans la ville d’Antrim, un homme riche nommé Sadoc qui, vivant en concubinage avec une femme, la rendit mère de neuf enfants. Sur ses vieux jours, cédant à mes objurgations, il consentit à l’épouser et je bénis leur union. Malheureusement le grand âge de Sadoc l’empêcha de consommer le mariage. Peu de temps après, il perdit tous ses biens et Germaine (tel était le nom de cette femme), ne se sentant point en état de supporter l’indigence, demanda l’annulation d’un mariage qui n’avait point de réalité. Le pape accueillit sa demande, car elle était juste. Voilà pour le mariage. Mais le baptême est conféré sans restrictions ni réserves d’aucune sorte. Il n’y a point de doute: c’est un sacrement que les pingouins ont reçu.

      Appelé à donner son avis, le pape saint Damase s’exprima en ces termes:

      – Pour savoir si un baptême est valable et produira ses conséquences, c’est-à-dire la sanctification, il faut considérer qui le donne et non qui le reçoit. En effet, la vertu sanctifiante de ce sacrement résulte de l’acte extérieur par lequel il est conféré, sans que le baptisé coopère à sa propre sanctification par aucun acte personnel; s’il en était autrement on ne l’administrerait point aux nouveau-nés. Et il n’est besoin, pour baptiser, de remplir aucune condition particulière; il n’est pas nécessaire d’être en état de grâce; il suffit d’avoir l’intention de faire ce que fait l’Église, de prononcer les paroles consacrées et d’observer les formes prescrites. Or, nous ne pouvons douter que le vénérable Maël n’ait opéré dans ces conditions. Donc les pingouins sont baptisés.

      – Y pensez-vous? demanda saint Guénolé. Et que croyez-vous donc que soit le baptême? Le baptême est le procédé de la régénération par lequel l’homme

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