Au Bonheur des Dames. Emile Zola
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– Mais c’est une pitié! Ah! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi… Comment! un garçon si fort, qui nous roulait tous! Et ils ne te donnent que trois mille francs, après t’avoir abruti pendant cinq ans déjà! Non, ce n’est pas juste!
Il s’interrompit, il fit un retour sur lui-même.
– Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suis devenu?
– Oui, dit Vallagnosc. On m’a conté que tu étais dans le commerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n’est-ce pas?
– C’est cela… Calicot, mon vieux!
Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le genou, il répéta avec la gaieté solide d’un gaillard sans honte pour le métier qui l’enrichissait:
– Calicot, en plein!… Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais guère à leurs machines, bien qu’au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu’un autre. Quand j’ai eu passé mon bachot, pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir un avocat ou un médecin comme les camarades; mais ces métiers-là m’ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, mon Dieu! j’ai jeté la peau d’âne au vent, oh! sans regret, et j’ai piqué une tête dans les affaires.
Vallagnosc souriait d’un air d’embarras. Il finit par murmurer:
– Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chose pour vendre de la toile.
– Ma foi! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande, c’est qu’il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre les jambes, il n’est pas commode de s’en dépêtrer. On s’en va à pas de tortue dans la vie, lorsque les autres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.
Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit les mains, il continua:
– Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômes n’ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu que mon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francs cette année? Parfaitement! un garçon d’une intelligence très nette, qui s’en est tenu à l’orthographe et aux quatre règles… Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mille francs, plus que tu ne gagnes toi-même; et ils n’ont pas coûté tes frais d’instruction, ils n’ont pas été lancés dans le monde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagner de l’argent n’est pas tout. Seulement, entre les pauvres diables frottés de science qui encombrent les professions libérales, sans y manger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie, sachant à fond leur métier, ma foi! je n’hésite pas, je suis pour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillards comprennent joliment leur époque!
Sa voix s’était échauffée; Henriette, qui servait le thé, avait tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grand salon, et qu’il aperçut deux autres dames prêtant l’oreille, il s’égaya le premier de ses phrases.
– Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd’hui dans la peau d’un millionnaire.
Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait fermé les yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où une pointe d’affectation s’ajoutait au réel épuisement de sa race.
– Bah! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant de peine. Rien n’est drôle.
Et, comme Mouret, révolté, le regardait d’un air de surprise, il ajouta:
– Tout arrive et rien n’arrive. Autant rester les bras croisés.
Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortements de l’existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il lui était resté de sa fréquentation avec des poètes une désespérance universelle. Toujours, il concluait à l’inutilité de l’effort, à l’ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde. Les jouissances rataient, il n’y avait pas même de joie à mal faire.
– Voyons, est-ce que tu t’amuses, toi? finit-il par demander…
Mouret en était arrivé à une stupeur d’indignation. Il cria:
– Comment! si je m’amuse!… Ah! çà, que chantes-tu? Tu en es là, mon vieux!… Mais, sans doute, je m’amuse, et même lorsque les choses craquent, parce qu’alors je suis furieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, je ne prends pas la vie tranquillement, c’est ce qui m’y intéresse peut-être.
Il jeta un coup d’œil vers le salon, il baissa la voix.
– Oh! il y a des femmes qui m’ont bien embêté, ça je le confesse. Mais, quand j’en tiens une, je la tiens, que diable! et ça ne rate pas toujours, et je ne donne ma part à personne, je t’assure… Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dont je me moque après tout. Vois-tu, c’est de vouloir et d’agir, c’est de créer enfin… Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l’enfonces à coups de marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir et triompher… Ah! oui, mon vieux, je m’amuse!
Toute la joie de l’action, toute la gaieté de l’existence sonnaient dans ses paroles. Il répéta qu’il était de son époque. Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les membres attaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si large travail, lorsque le siècle entier se jetait à l’avenir. Et il raillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous ces malades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airs pleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieu de l’immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, et intelligent, que de bâiller d’ennui devant le labeur des autres!
– C’est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, dit Vallagnosc en souriant de son air froid.
Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.
– Ah! ce vieux Paul, toujours le même, toujours paradoxal!… Hein? nous ne nous retrouvons pas pour nous quereller. Chacun a ses idées, heureusement. Mais il faudra que je te montre ma machine en branle, tu verras que ce n’est pas si bête… Allons, donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes sœurs se portent bien, j’espère? Et n’as-tu pas dû te marier à Plassans, il y a six mois?
Un mouvement brusque de Vallagnosc l’arrêta; et, comme celui-ci avait fouillé le salon d’un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua que Mlle de Boves ne les quittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seulement, chez elle, le masque s’empâtait déjà, les traits gros, soufflés d’une mauvaise graisse. Paul, sur une question discrète, répondit que rien n’était fait encore; peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il était venu beaucoup l’autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce qui expliquait comment il avait pu ne pas s’y rencontrer avec Octave. À leur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l’administration. D’ailleurs, pas de fortune: Mme de Boves n’avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famille vivait d’une dernière ferme hypothéquée, au mince produit de laquelle s’ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchés par le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère et la fille, très serrées d’argent par celui-ci, que des coups de tendresse continuaient à