La mare au diable. George Sand
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– Ah ! il va à Fourche ? observa la Guillette. Voyez comme ça se trouve ! cela m’arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout à l’heure si je désirais quelque chose, je vas vous dire, père Maurice, en quoi vous pouvez m’obliger.
– Dites, dites, vous obliger, nous le voulons.
– Je voudrais que Germain prît la peine d’emmener ma fille avec lui.
– Où donc ? à Fourche ?
– Non, pas à Fourche ; mais aux Ormeaux, où elle va demeurer le reste de l’année.
– Comment ! dit la mère Maurice, vous vous séparez de votre fille ?
– Il faut bien qu’elle entre en condition et qu’elle gagne quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elle aussi, la pauvre âme ! Nous n’avons pas pu nous décider à nous quitter à l’époque de la Saint-Jean ; mais voilà que la Saint-Martin arrive, et qu’elle trouve une bonne place de bergère dans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait l’autre jour par ici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses trois moutons sur le communal. « Vous n’êtes guère occupée, ma petite fille, qu’il lui dit ; et trois moutons pour une pastoure, ce n’est guère. Voulez-vous en garder cent ? je vous emmène. La bergère de chez nous est tombée malade, elle retourne chez ses parents, et si vous voulez être chez nous avant huit jours, vous aurez cinquante francs pour le reste de l’année jusqu’à la Saint-Jean. » L’enfant a refusé mais elle n’a pu se défendre d’y songer et de me le dire lorsqu’en rentrant le soir elle m’a vue triste et embarrassée de passer l’hiver, qui va être rude et long, puisqu’on a vu, cette année, les grues et les oies sauvages traverser les airs un grand mois plus tôt que de coutume. Nous avons pleuré toutes deux ; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas rester ensemble, puisqu’il y a à peine de quoi faire vivre une seule personne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est en âge (la voilà qui prend seize ans), il faut bien qu’elle fasse comme les autres, qu’elle gagne son pain et qu’elle aide sa pauvre mère.
– Mère Guillette, dit le vieux laboureur, s’il ne fallait que cinquante francs pour vous consoler de vos peines et vous dispenser d’envoyer votre enfant au loin, vrai, je vous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens comme nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il faut consulter la raison autant que l’amitié. Pour être sauvée de la misère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à venir, et plus votre fille tardera à prendre un parti, plus elle et vous aurez de peine à vous quitter. La petite Marie se fait grande et forte, et elle n’a pas de quoi s’occuper chez vous. Elle pourrait y prendre l’habitude de la fainéantise…
– Oh ! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guillette. Marie est courageuse autant que fille riche et à la tête d’un gros travail puisse l’être. Elle ne reste pas un instant les bras croisés et, quand nous n’avons pas d’ouvrage, elle nettoie et frotte nos pauvres meubles qu’elle rend clairs comme des miroirs. C’est une enfant qui vaut son pesant d’or et j’aurais bien mieux aimé qu’elle entrât chez vous comme bergère que d’aller si loin chez des gens que je ne connais pas. Vous l’auriez prise à la Saint-Jean, si nous avions su nous décider ; mais à présent vous avez loué tout votre monde et ce n’est qu’à la Saint-Jean de l’autre année que nous pourrons y songer.
– Eh ! j’y consens de tout mon cœur, Guillette ! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle fera bien d’apprendre un état et de s’habituer à servir les autres.
– Oui, sans doute ; le sort en est jeté. Le fermier des Ormeaux l’a fait demander ce matin ; nous avons dit oui, et il faut qu’elle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin et je n’aimerais pas à l’envoyer si loin toute seule. Puisque votre gendre va à Fourche demain, il peut bien l’emmener. Il paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, à ce qu’on m’a dit ; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.
– C’est tout à côté et mon gendre la conduira. Cela se doit ; il pourra même la prendre en croupe sur la jument, ce qui ménagera ses souliers. Le voilà qui rentre pour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillette s’en va bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, n’est-ce pas ?
– C’est bien, répondit Germain qui était soucieux, mais toujours disposé à rendre service à son prochain.
Dans notre monde à nous, pareille chose ne viendrait pas à la pensée d’une mère, de confier une fille de seize ans à un homme de vingt-huit ; car Germain n’avait réellement que vingt-huit ans ; et quoique, selon les idées de son pays, il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le plus bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé et flétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de labourage sur la tête. Il était de force à labourer encore dix ans sans paraître vieux et il eût fallu que le préjugé de l’âge fût bien fort sur l’esprit d’une jeune fille pour l’empêcher de voir que Germain avait le teint trais, l’œil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souple comme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré.
Mais la chasteté des mœurs est une tradition sacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des grandes villes et, entre toutes les familles de Belair, la famille de Maurice était réputée honnête et servant la vérité. Germain s’en allait chercher femme ; Marie était une enfant trop jeune et trop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue et, à moins d’être un sans cœur et un mauvais homme, il était impossible qu’il eût une coupable pensée auprès d’elle. Le père Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie fille ; la Guillette eût cru lui faire injure si elle lui eût recommandé de la respecter comme sa sœur ; Marie monta sur la jument en pleurant, après avoir vingt fois embrassé sa mère et ses jeunes amies. Germain, qui était triste pour son compte, compatissait d’autant plus à son chagrin, et s’en alla d’un air sérieux tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la main à la pauvre Marie sans songer à mal.
VI. Petit-Pierre
La Grise était jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fière et ardente jument qu’elle était. En passant devant le pré-long elle aperçut sa mère, qui s’appelait la vieille Grise, comme elle la Grise, et elle hennit en signe d’adieu. La vieille Grise s’approcha de la haie en faisant résonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pré pour suivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, elle hennit à son tour et resta pensive, inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger.
– Cette pauvre bête connaît toujours sa progéniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. Ça me fait penser que je n’ai pas embrassé mon petit Pierre avant de partir. Le mauvais enfant n’était pas là ! Il voulait, hier au soir, me faire promettre de l’emmener, et il a pleuré pendant une heure dans son lit. Ce matin encore, il a tout essayé pour me persuader. Oh ! qu’il est adroit et câlin ! mais quand il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur s’est fâché : il est parti dans les champs et je ne l’ai pas revu de la journée.
– Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’il était hors de la maison depuis longtemps car il avait faim et mangeait des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le pain