Le côté de Guermantes. Marcel Proust
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À ma demande d’aller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup m’avait dit : « Je réponds pour elle. » Et malheureusement, en effet, pour elle ce n’était que lui qui avait répondu. Nous répondons aisément des autres quand, disposant dans notre pensée les petites images qui les figurent, nous faisons manœuvrer celles-ci à notre guise. Sans doute même à ce moment-là nous tenons compte des difficultés provenant de la nature de chacun, différente de la nôtre, et nous ne manquons pas d’avoir recours à tel ou tel moyen d’action puissant sur elle, intérêt, persuasion, émoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces différences d’avec notre nature, c’est encore notre nature qui les imagine ; ces difficultés, c’est nous qui les levons ; ces mobiles efficaces, c’est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait répéter à l’autre personne, et qui la font agir à notre gré, nous voulons les lui faire exécuter dans la vie, tout change, nous nous heurtons à des résistances imprévues qui peuvent être invincibles. L’une des plus fortes est sans doute celle que peut développer en une femme qui n’aime pas, le dégoût que lui inspire, insurmontable et fétide, l’homme qui l’aime : pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui je ne doutai pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.
Je reçus des marques de froideur de la part d’une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j’aurais dû entrer lui dire bonjour, à mon retour de Doncières, avant même de monter chez moi ? Ma mère me dit que non, qu’il ne fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.
Cependant l’hiver finissait. Un matin, après quelques semaines de giboulées et de tempêtes, j’entendis dans ma cheminée – au lieu du vent informe, élastique et sombre qui me secouait de l’envie d’aller au bord de la mer – le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille : irisé, imprévu comme une première jacinthe déchirant doucement son cœur nourricier pour qu’en jaillît, mauve et satinée, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenêtre ouverte, dans ma chambre encore fermée et noire, la tiédeur, l’éblouissement, la fatigue d’un premier beau jour. Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que j’avais oublié depuis l’année où j’avais dû aller à Florence et à Venise. Tant l’atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément sur notre organisme et tire des réserves obscures où nous les avions oubliées les mélodies inscrites que n’a pas déchiffrées notre mémoire. Un rêveur plus conscient accompagna bientôt ce musicien que j’écoutais en moi, sans même avoir reconnu tout de suite ce qu’il jouait.
Je sentais bien que les raisons n’étaient pas particulières à Balbec pour lesquelles, quand j’y étais arrivé, je n’avais plus trouvé à son église le charme qu’elle avait pour moi avant que je la connusse ; qu’à Florence, à Parme ou à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De même, un soir du 1er janvier, à la tombée de la nuit, devant une colonne d’affiches, j’avais découvert l’illusion qu’il y a à croire que certains jours de fête diffèrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empêcher que le souvenir du temps pendant lequel j’avais cru passer à Florence la semaine sainte ne continuât à faire d’elle comme l’atmosphère de la cité des Fleurs, à donner à la fois au jour de Pâques quelque chose de florentin, et à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques était encore loin ; mais dans la rangée des jours qui s’étendait devant moi, les jours saints se détachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. Touchés d’un rayon comme certaines maisons d’un village qu’on aperçoit au loin dans un effet d’ombre et de lumière, ils retenaient sur eux tout le soleil.
Le temps était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte à continuer mes sorties du matin. J’avais voulu les cesser parce que j’y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c’est à cause de cela même que je pensais tout le temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisément que, n’eût-elle pas existé, je n’en eusse pas moins manqué de me promener à cette même heure.
Hélas ! si pour moi rencontrer toute autre personne qu’elle eût été indifférent, je sentais que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu’elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrêtait quelquefois car il y a des moments où on a besoin de sortir de soi, d’accepter l’hospitalité de l’âme des autres, à condition que cette âme, si modeste et laide soit-elle, soit une âme étrangère, tandis que dans mon cœur elle sentait avec exaspération que ce qu’elle eût retrouvé, c’était elle. Aussi, même quand j’avais pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d’excessif, je répondais à peine à son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni réussir qu’à l’irriter davantage et à faire qu’elle commença en plus à me trouver insolent et mal élevé.
Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c’était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l’auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette réputation éparse ; son corps étroit, réfractaire et qui n’en avait rien absorbé était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet ; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m’avaient peut-être aperçu ; elle mordait le coin de sa lèvre ; je la voyais redresser son manchon, faire l’aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j’aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre. Chacune de ses robes m’apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection d’un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de carême où elle allait déjeuner en ville, je la