Consuelo. George Sand

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Consuelo - George  Sand

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qui de roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l’entier développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu’il eut vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l’entendirent dans le salon du comte, capable de débuter à San Samuel avec un grand succès dans les premiers rôles.

      Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d’assister à une épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied jusqu’à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son ambition et son ut de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d’une main la palme et de l’autre le sifflet.

      Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander; cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette approbation secrète qu’on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à peine les amateurs, surpris d’une telle puissance de timbre et d’une telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d’eux des murmures favorables, que la joie et l’espoir inondèrent tout son être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu’il n’était point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours se relever par des traits d’audace, par des éclairs d’intelligence et des élans d’enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait ménagés; mais il en trouva d’autres auxquels personne n’avait songé, ni l’auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation, on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu’en fait d’art, le moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes, exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et toutes les lumières de la science dans les limites du connu.

      Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n’échappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d’ouvrir la séance par un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès qu’obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu’elle en ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise, il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et d’audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n’avez-vous pas un regard d’encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et qui vous adore?»

      La prima donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau visage qu’elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre? Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa tomber sur lui une longue et profonde œillade qui fut comme le scel apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée, Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi; car la belle cantatrice n’était pas seulement reine sur les planches, mais encore à l’administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.

      IV. Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés

      Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur, assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c’était le savant professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant collègue, le professeur Mellifiore, s’attribuant tout l’honneur du succès d’Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les hommes avec souplesse pour remercier jusqu’à leurs regards, le maître du chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la société, qui était priée ce soir-là à un grand bal chez la dogaresse, se fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du clavecin, Zustiniani s’approcha du sévère maestro.

      C’est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui dit-il, et votre silence ne m’en impose point. Vous voulez jusqu’au bout fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui nous charment. Votre cœur s’est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont reçu le venin de la séduction.

      – Voyons, sior profesor, dit en dialecte la charmante Corilla, reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la scuola, il faut que vous m’accordiez une grâce…

      – Loin de moi, malheureuse fille! s’écria le maître, riant à demi, et résistant avec un reste d’humeur aux caresses de son inconstante élève. Qu’y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.

      – Le voilà qui s’adoucit, dit la Corilla en prenant d’une main le bras du débutant, sans cesser de chiffonner de l’autre l’ample cravate blanche du professeur. Viens ici, Zoto[2], et plie le genou devant le plus savant maître de chant de toute l’Italie. Humilie-toi, mon enfant, et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l’obtenir, doit avoir plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.

      – Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit Anzoleto en s’inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse; cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire révoquer un arrêt bien cruel; et si je n’y suis pas parvenu ce soir, j’ignore si j’aurai le courage de reparaître devant le public, chargé comme me voilà de votre anathème.

      – Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et maussade qu’il semblait à l’ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses et perfides paroles. Ne t’abaisse jamais au langage de la flatterie, même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant, t’ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n’as plus qu’à y courir tant que tes forces t’y soutiendront. Écoute donc; car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n’as rien étudié à fond. Tu n’as que de l’exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes auxquelles on pardonne de minauder ce qu’elles ne savent pas chanter. Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités que ne peuvent donner ni l’enseignement ni le travail; tu as ce que ne peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu as le feu sacré… tu as le génie!… Hélas! un feu

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<p>2</p>

Contraction d’Anzoleto, qui est le diminutif d’Angelo, Anzolo en dialecte.