Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la personne de Paris le moins avant dans son intimité.
Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui se mettaient bien… et puis il allait à cet enthousiasme qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier Consul lui-même, au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur13. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le premier Consul lui répondit:
«J'ai reçu votre lettre, mon brave camarade, vous n'avez pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.
«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie l'ordre de venir à Paris.»
Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave parmi eux! Et puis ce titre de brave camarade accordé à un sergent. Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à la religion de Napoléon.
Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait Léon Aune; il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel régiment.
Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne rêve-t-on jamais?..
Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la fois!.. Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu longtemps pour former.
Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami… en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas approché comme moi14.
Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat préparatoire, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de là, les jeunes femmes qui devenaient les grandes dames de la cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary (mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise… à figure d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des hommes.
Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.
Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées,
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Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:
Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée de la guerre que les journaux ci-après nommés:
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En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion… et ce sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus peu surprise. Je m'y attendais.
C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à la
Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné Madame Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour causer avec ses sœurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: