Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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Non, non!.. Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis téméraire… j'ai tiré sur dix-huit!..
Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte comme deux enfants.
Non, non! je n'ai pas triché cette fois-ci!.. J'ai gagné loyalement. Duroc, paie-moi ma mise… C'est bien… Je fais paroli… (Il regarde son jeu.) Carte… c'est bien…
Carte… un huit!.. J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)
À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène un quatre… Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu… Quel point aviez-vous donc, mon général?..
Gagné! encore gagné!.. Je montre mon jeu…
Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré témérairement, comme il le disait, sur quinze, et avait eu un quatre.
Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau cinq francs devant lui…
LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le regarde quelque temps et en demande une autre… puis il dit:
C'est bien.
Puis, tirant pour lui.
Vingt et un!.. Et vous, mon général?..
Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!..
Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes les autres; et, en même temps, il se leva en disant:
Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.
Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour tricher. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant toujours ses cartes. Ces petites tricheries-là l'amusaient comme un enfant… Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze cœurs. Je ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une procession de cœurs qui empêchaient de le forcer. Notre ressource alors était de le lui faire gorger. Quand cela arrivait, les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque.
On voit comment était formé ce qu'on appelait alors le salon de la Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était bonne et agréable… Pendant cette année de 1802, on fut encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il trichait encore… et il nous faisait très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche… Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde… En général, l'uniforme des femmes, à la Malmaison, était une robe blanche.
Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison…20 Aussi l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce… Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.
«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de trois mille personnes.»
Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la fermeture des portes.
Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient arrêté notre voiture.
Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand des hommes!.. Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.
Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries21, d'abattre les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que des simulacres, et Bonaparte le savait bien.
Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.
Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.
Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. Charmante
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Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré pour la France… Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus puissante et la plus belle entre les nations de l'univers? – Ces quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis? – C'est lui… Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le cordeau les tracerait? Toujours lui… oh! nous sommes ingrats!..
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30 pluviôse an VIII.