Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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»Mais revenons à Eugène Dufour. Aperçois-tu la vanité de sa généreuse tentative? Le monde, dans son magistral ensemble, est absurde. Et cependant Eugène Dufour détache de ce Tout absurde cet épisode qu’est la vie humaine et ce frêle incident qu’est une existence individuelle. Et il décide de régler, selon les lois de ce qu’il nomme la raison, l’existence d’Eugène Dufour, ton existence à toi, celle de madame Dufour et de tel disciple docile qu’il pourra recruter. Hélas! autant vaudrait distinguer, dans un fleuve, une goutte d’eau et lui conseiller en un langage persuasif de remonter vers sa source, vu que le fleuve, mal dirigé, l’entraîne à des désastres!.. C’est au fleuve qu’il faudrait s’adresser. C’est le Cosmos qu’Eugène Dufour devait premièrement réformer. Et, sauf tout le respect que j’ai pour l’intrépide confiance de ton père, mon cher Picrate, vois-tu ce terrible croquis: d’une part, Eugène Dufour, armé de sa raison humaine, et, de l’autre, ce prodigieux imbécile de Cosmos, gigantesque, immense et qui rit bêtement?..
VI
PICRATE PLEURE ET SIMÉON LE CONSOLE
Siméon se tut.
La chaude nuit, claire d’étoiles, palpitait. Par-dessus le talus des fortifications, il la regardait. Il s’amusait à suivre, grâce au repère d’une lointaine cheminée, la montée lente et graduelle de Véga, que le reste de la Lyre accompagne à distance pleine et qui semble entraîner avec elle toute la céleste géométrie. Il laissait s’apaiser en lui le tumulte de son discours. Et il rêvait, heureux de la détente de ses nerfs et du silence de son esprit.
Mais il aperçut Picrate, qui tirait de sa poche un gros mouchoir de coton bleu à carreaux et s’en essuyait les paupières.
– Tu pleures, Picrate?
Picrate ne répondit pas. Il soupira, fit de la tête un signe de dénégation, se mordit la lèvre et pleura encore.
– Ne dissimule pas que tu pleures, Picrate, et ne regrette pas de pleurer. Assure-moi seulement que tes larmes n’ont pas pour origine quelque souffrance personnelle: nulle rage de dents ne t’éprouve, nulle migraine ne t’accable?.. Non! je le savais. Ton espoir s’identifie à celui de l’humanité désabusée. Qu’il est grand et qu’il est pathétique! Cher Picrate, enfantin comme l’humanité, on t’a cassé ton beau jouet!.. Donne-moi ta main, mon Picrate …
Mais Picrate secoua, de droite à gauche, son buste large et refusa sa main, sans mot dire. Il écrasa son mouchoir sur ses yeux et parut bouder. Siméon reprit:
– J’admire, Picrate, comme tu as l’esprit religieux. Tu t’irrites contre moi, ainsi que les chrétiens fervents maudissent les exégètes, qui leur découvrent, dans l’Évangile, des interpolations. Au moyen âge et pourvu de quelque autorité en Sorbonne, tu m’aurais fait engeôler et brûler. Moi, je ne t’en aurais pas voulu, car il est naturel que, possédant une croyance, on la défende unguibus et rostro. Si j’en possédais une, tu me verrais fort malcommode à son endroit. Pauvre vieil enfant chimérique, Picrate, j’ai des remords: peut-être ne fallait-il pas te révéler l’irrémissible absurdité du Cosmos. Toi, tu croyais que la raison domine le jeu mouvant des apparences, et tu considérais comme un insignifiant détail, dans l’universelle économie, ta médiocre destinée. Il te plaisait de te fâcher contre toi-même, d’assumer la responsabilité de ton cas et de te dire que l’ordre général n’en était pas troublé. Enfin, tu limitais le désastre … Et moi, voilà que je surviens, satanique, et que je dévaste le grand ciel de ta raison pure. Je suis un méchant, il est juste que tu m’en veuilles. L’humanité est trop jeune pour qu’on la sèvre. Seules lui sont encore bienfaisantes les bonnes nourrices babillardes, qui lui chantonnent les douces complaintes infinies où les mots reviennent, qui lui sont familiers … Mais, vois, Picrate, il n’y a rien de changé. Nous sommes ici deux camarades qui ont uni leur infortune et qui, en ce petit cabaret, l’allègent, au moyen de liqueurs presque agréables. Regarde: la vaste nuit d’été rayonne; le clignement des étoiles semble fiévreux d’un beau désir; la voie lactée est une écharpe gracieuse indolemment défaite. La tiédeur de l’air engage à quelque mollesse. N’aimes-tu pas ce paysage?.. Et regarde-moi; suis-je si lugubre? Je me réjouis de la belle nuit d’été, comme si les coïncidences auxquelles nous devons son exquise douceur avaient été préméditées depuis longtemps par un obligeant démiurge, ou amenées par un concert de causalités raisonnables, et je la goûte peut-être mieux ainsi, libre d’idées et d’intentions. Un démiurge entre elle et moi m’en gâterait la solitude, et la raison me la profanerait … Je la préfère hasardeuse et vaine, avec ses étoiles en folie et sa limpidité.
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